Alexandre Jardin / Frères

Frères – Alexandre Jardin – Éditions Albin Michel : la lecture de Patricia Bouchet

Frères est le 27e roman et le 32e livre d’Alexandre Jardin. Comme quelques autres parmi sa bibliographie, ce roman fait partie de ses livres-paliers. Ceux, dont il ne ressort pas le même, ceux qui libèrent, mettent à nu et donnent naissance livres après livres à Alexandre.

Un livre ventriloque du cœur où le basculement incessant du passé au présent trace le chemin d’un deuil. Une voix se souvient, rit, crie, raconte, hurle, souffre, met à jour le drame. Un drame. Les drames. Et puis l’autre, pudique qui murmure.
Frères est un livre sur la fratrie et ses attachements complexes certes, mais également sur le pardon et l’oubli. Pardonner malgré tout. L’oubli et la nécessité de se souvenir, de faire face. Que reste-t-il d’un frère disparu tragiquement ? Qu’en fait-on ? Que fait-on de tout ce passé en commun, fait de rires, de folies, de souffrances étouffées ? Comment vit-on avec ce fantôme étrange ? Avec le souvenir chargé, emmêlé, de violences, de souffrances, de rires et d’exubérances. « Ce frère déréglé par des adultes cinglés, débornés » page 20. Quel lien s’est tissé entre eux ?  Entre ambivalence, admiration « Il est le tourbillon, je suis le pilier » p.17, « Nous aimer fut nous meurtrir » page 19. Quelle place prend la sidération de l’annonce et la culpabilité d’être vivant et de n’avoir pas pu sauver ? Comment continuer à être soi avec le souvenir d’un frère si semblable, si différent ? Un lien si ambivalent avec ce frère dont « l’exécution » (et non le suicide) p. 14, a été effacé si violemment d’une lignée trop pesante.

Alors Alexandre Jardin fait un retour méticuleux et régulier sur cette date zappée de son agenda, le 11 octobre 1993. Il y revient à ce 11 octobre 1993, un chapitre récurrent. Comme si, il fallait sans cesse y revenir. Date où tout bascule. Comme si, il n’avait toujours pas tout compris de ce moment tragique. Il y revient. Il explique le drame, décortique crument pour déjouer les tours que pourrait lui faire sa mémoire. Il donne sens, refait la chronologie entre rires et larmes.

Loin d’être un livre racoleur, c’est un livre en profondeur. La violence des faits et des mots n’est que les stigmates de ce deuil si longtemps refusé. Faire renaître, se souvenir, retracer l’histoire. Dire et raconter. Alexandre Jardin s’y attèle, outils en mains, attaquant la matière brute. Le burin retrace les contours de ce frère aux angles troubles mais flamboyants. Trublion aux excès suicidaires. « Pas simple de démêler ce mikado de questions » p.40. Le pardon comme seule voie. Alexandre Jardin met, ici, en lumière l’énigme intérieure de ce frère. L’écriture est ciselée. Des phrases/phares au style percutant, éclairent le roman dans ce qu’il a d’obscur.

Chapitre Un soir de vérité p. 91.
Tout y est. L’explication.
« Je dois avoir vingt-cinq ans, lui vingt-huit. Nous dînons d’un sandwich au pied de la statue de la Liberté française, sur l’île de la Seine. Je ne comprends toujours pas qu’un être aussi gonflé de talents continue à errer au bord de l’inexistence artistique.
– Emmanuel, tu es en train de rater ta vie.
– C’est exact.
– Tu es un créateur important et tu passes à côté de ton œuvre.
– C’est affreusement vrai.
– Ça me désespère. Maintenant un roman fort ou un film éclatant doit sortir. Finis un livre.
– Oh mon frère…
Il me serre dans ses bras si tendrement et me murmure ces mots fous :
– Je ne suis pas né.
– Qu’est- ce que tu veux dire ?
– ….
– Non, je ne suis pas né. Je suis au bord de la vie, pas dedans.

Ma liberté me ronge et me tue.

Aujourd’hui j’accepte l’idée douloureuse, abominable que tout le monde sur cette terre, n’est pas né, tout le monde n’a peut-être pas la vocation d’exister complètement ici-bas.

Ce frère meurtri et si plein de vie. « Aucun adulte ne le défendra jamais » p. 34. Comment se sentir vivant alors que l’on n’est jamais né ? Il faut sortir du cadre, exploser les barrières, se débattre pour exister. « Faire rire, c’est faire oublier » p. 35. Avec ce roman, Alexandre Jardin donne du panache à celui qui… et lâche un long cri d’amour à celui qui… « Parfois, il me semble que nous sommes les deux faces d’une même médaille » p. 25, mais également à ceux qui restent.

Un anti-moi, Tellement moi, Mon frère vivant sont les trois parties qui forment ce cri d’amour au terminus de l’oubli et au vivant restant. Dans cette dernière partie, il est la lame éclatante de sa vérité où il ne s’épargne pas. Il replace le présent et le futur auprès de son frère Frédéric. Il est celui qui lui reste, le roc. « Être frère, c’est aussi se transmettre des sagesses contre la démence de sa tribu. » p.162.

On ne naît pas uniquement le jour de sa naissance. Emmanuel renait lors de l’écriture de ce livre et à la sortie de celui-ci, Alexandre (Je) lui offre ici des funérailles tardives de papier » p. 25. Il s’y dévoile encore davantage, quant à l’écrivain qu’il est, il continue son chemin d’écriture.

Faire la chronique d’un livre à l’écrit, c’est mettre en évidence ce qu’il recèle de profondeur. Lire ce livre d’un trait, c’est ressentir la puissance et le courage qu’il faut pour l’écrire.

« Ce livre est mon secret, l’obscur le plus obscur de ma vie » p. 24

Ce livre nous interroge sur ce que l’on dépose sur les rebords de la mémoire.


Question à l’auteur.
– Après un tel livre, je ne peux m’empêcher de vous demander : Comment allez-vous ?
Sentiment d’après la tempête.


Biographie
Alexandre Jardin est né le 14 avril 1965 à Neuilly-sur-Seine. il est un écrivain, cinéaste et pamphlétaire français. En 1999, il est à l’origine de la création de l’association Lire et faire lire avec le journaliste Pascal Guénée. En 2015, il fonde l’association Bleu Blanc Zèbre (BBZ) qui est à l’origine du mouvement citoyen collaboratif du même nom.


Bibliographie
Bille en tête1986 (ISBN 978-2-07-037919-4)Prix du premier roman
Le Zèbre1988 (ISBN 978-2-07-038275-0) Prix Femina
Fanfan1990 (ISBN 978-2-07-038513-3)
Le Petit Sauvage1992 (ISBN 978-2-07-038958-2)
L’Île des gauchers1995 (ISBN 978-2-07-040168-0)
Cybermaman ou le Voyage extraordinaire au centre d’un ordinateur1996 (ISBN 978-2-07-059412-2)
Le Zubial1997 (ISBN 978-2-07-074386-5)
Autobiographie d’un amour1999 (ISBN 978-2-253-11747-6)
Mademoiselle Liberté2002 (ISBN 978-2-07-042796-3)
Les Coloriés2004 (ISBN 978-2-07-030805-7)
La Révolte des coloriés2004 (ISBN 978-2-07-057406-3)
Le Secret des Coloriés2004 (ISBN 978-2-07-057407-0)
Le Roman des Jardin2005 (ISBN 978-2-253-11747-6)
Les Méganazes – Dur dur de sortir avec Lola !2005 (ISBN 978-2-01-224537-2) avec des illustrations de Bruno Salamone
Les Méganazes – Pas de pot pour le chouchou2005 (ISBN 978-2-01-224538-9) avec des illustrations de Bruno Salamone
Les Méganazes – Trop dingue de la maîtresse2005 (ISBN 978-2-01-224724-6) avec des illustrations de Bruno Salamone
Chaque femme est un roman, Grasset, 2008 (ISBN 978-2-246-71361-6)*Quinze ans après24, Grasset, 2009 (ISBN 978-2-246-74971-4)
Des gens très bien, Grasset, 2011 (ISBN 978-2-246-77651-2)
Joyeux Noël !, Grasset, 2012 (ISBN 978-2-246-79020-4)
Mes trois zèbres252013 (ISBN 978-2-246-80455-0)
Juste une fois, Grasset, 2014 (ISBN 978-2-246-85138-7)
Les Nouveaux Amants, Bernard Grasset, 2016 (ISBN 978-2-246-86078-5)
Ma mère avait raison, Bernard Grasset, 2017 (ISBN 978-2-246-86378-6)*Double Cœur, Grasset, 2018 (ISBN 978-2-246-81697-3)
Le Roman vrai d’Alexandre, L’Observatoire, 2019 (ISBN 979-10-329-0558-6)
Française, Albin Michel, 2020 (ISBN 978-2-226-44189-8)*
La Plus-que-vraie, Albin Michel, 2021 (ISBN 978-2-226-44190-4)
Mes secrets d’écrivain, L’Écritoire, 2021 (ISBN 978-2-38365-000-3)
Les MagiciensAlbin Michel2022, 272 p. (ISBN 978-2-226-44178-2)
FrèresAlbin Michel2023, 176 p. (ISBN 978-2-226-480347)

Essais

Lire pour vivre2000 (ISBN 978-2221092200)
1+1+1… = une révolution2002 (ISBN 978-2-246-63791-2)
Laissez-nous faire ! On a déjà commencé, le manifeste des « faizeux »Éditions Robert Laffont2015 (ISBN 2-22115-915-2)

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