Alain Giorgetti, La nuit nous serons semblables à nous-mêmes

Evelyne recommande !

Un magnifique roman sur l’exil et la mémoire, dont l’écriture poétique transcende lieux, temps, Histoire et histoires, et suscite émotion et réflexion.

Une voix sur une plage

Alain Giorgetti n’écrit pas sur « les migrants », il n’écrit pas « sur » Alan Kurdi (l’enfant retrouvé  mort sur une plage de Turquie en 2016. Certes le narrateur s’exprime à la première personne. Mais aussitôt écrit, le terme de « narrateur » m’apparaît peu approprié. Sans doute serait-il plus juste de parler de « voix ». Non pas que le texte soit désincarné, bien au contraire, mais ce n’est pas une narration, bien plutôt un chant. C’est un personnage gisant sur une plage qui monologue : Il dit sa fuite loin de son pays, les camps et les passeurs, le naufrage. Il dit aussi la vie de ses parents, de ses grands-parents, leurs engagements, la prison, les mauvais traitements. De manière très réaliste. Mails il emmène aussi le lecteur au-delà des circonstances réalistes et historiques pour donner au récit une puissance qui dépasse le « ici et maintenant ». Ce n’est ni édulcorer, ni « faire de la littérature » mais bien au contraire donner une dimension universelle à ces questions d’actualité en même temps  intemporelles, toujours sans réponse. Elles nous bousculent, nous interpellent et nous font réfléchir aujourd’hui.

Le texte de Paul Gadenne cité en exergue place le récit dans cette perspective :

[…] Sur les plages, des membres dispersés, des débris d’hommes

racontent plus qu’un grand naufrage

et dénoncent plus qu’une furieuse injustice. D’où venaient ces gens,

ce ne sont pas ces quelques poutres, elles-mêmes brisées, qui nous l’apprendront.

[…] Depuis ce jour, nos hommes se sentent seuls,

et une lourde tristesse plane sur nos îles.

Du pouvoir de la littérature

Le texte ne nomme pas le pays dont Adèm s’est échappé. Cette absence de références empêche l’approche superficielle, celle qui permettrait de « situer », mais en même temps de réduire la portée. Il n’est pas important de savoir où cela se passe, parce que cette histoire, c’est finalement celle de milliers d’hommes et de femmes. Il est question d’exil, de toute forme d’exil.

Alain Giorgetti démontre encore  ici, – s’il le fallait ! – que la littérature détient le pouvoir de dire le réel, sans concessions, – fût-il le plus noir et le plus désespéré – dans une langue et un travail éminemment littéraires. Bien sûr que la forme du monologue n’est pas vraisemblable!  L’auteur se tient pourtant à ce choix d’écriture, qui pourrait paraître périlleux : il donne la parole à un adolescent mourant sur une plage après le naufrage du bateau censé l’amener avec sa sœur vers une vie libre et meilleure. Un adolescent qui s’exprime de très belle manière. Mais c’est précisément ce qui fait la singularité et la force du texte : l’auteur le place ainsi au-delà de conventions d’écriture  et en fait un poème qui dépasse le circonstanciel. Pourtant à aucun moment, on ne s’éloigne du terrible sujet de l’exil et de la migration, dans leurs aspects les plus concrets. Comme Ozan Köse, photographe à l’AFP, qui a découvert l’enfant mort sur une plage de Turquie en 2016, (et que cite l’auteur en exergue) on s’interroge, chacun : « Je me demande ce qui est en train d’arriver à l’humanité. »

Dans les Lignes de suite, à la fin du livre, Alain Giorgetti mène une analyse sur les images, pour rappeler entre autres leurs limites et  il fait référence au  bref essai  de Marielle Macé (publié chez Verdier en 2017 et dont on ne saurait trop recommander la lecture) : « Prenons l’exemple des photographies et autres reportages sur le camp de réfugiés du quai d’Austerlitz en 2017, offrant, me semble-t-il, tellement moins d’intelligibilité, de chair, voire d’informations factuelles que la tentative de compréhension, de dépliage, de déploiement sensible qu’en fait, dans les pages de Sidérer, considérer, Marielle Macé. » De l’image à la réflexion qui n’exclut pas l’émotion, ou l’indignation, bien au contraire, mais ne les laisse pas stériles.

Mémoire et transmission

Incapable de bouger et sentant le froid le gagner, Adèm se remémore sa vie d’enfant et d’adolescent. Ainsi vont s’entrelacer moment présent, souvenirs de la vie d’avant, joyeux ou douloureux, épisodes du voyage. Le texte est aussi une réflexion sur la transmission. Son grand-père sentait cette urgence : « C’était comme s’il avait compris tout ce qui allait arriver ensuite. il parlait tout le temps. Il avait mille choses à me dire, mille autres à m’expliquer, mille autres à m’apprendre qu’il ne faudrait pas oublier. Une frénésie de paroles grand-paternelles. Un déluge, une avalanche déclenchée en altitude. Il ne pouvait plus regarder une touffe d’herbe, un nuage sans me raconter quelque chose. Une fleur, un lichen, une trace, un bruit, une sensation sur la peau. Tout lui était prétexte à palabre, et je devrais dire à transmission. »

Lorsqu’on quitte son pays, sa vie, on perd ses attaches, ses repères. Le passé devient présent, ce dont on se nourrit, nécessaire plus que jamais quand tout est perdu. La composition tisse aussi de manière intime le destin d’une famille avec celui du pays où elle vit : elle permet de mettre en perspective ce qui constitue le point final d’une longue histoire. À travers ces vagabondages de la mémoire, au gré de ces réminiscences, sur cette plage, le caractère inéluctable des événements face auxquels les personnages sont impuissants apparaît avec force.

Les souvenirs pour vivre, pour mourir aussi.

Alain Giorgetti parle de la genèse de son livre dans les Lignes de suite. Quelques pages éclairantes sur son projet replacé dans une réflexion philosophique et humaniste  plus large. Il évoque une forme de responsabilité, celle de la transmission justement. Il s’agit de dire ces « existences amuïes dans le désert de la mer, celui de la mémoire officielle comme celui de ma mémoire ordinaire, ce terrain vague des faits divers que Chris Marker appelle « immémoire collective » et d’écrire « pour les parents et les enfants. Pour remettre les mots dans le bon sens, sans parvenir à sortir du pourquoi. Et il n’y a pas grand-chose d’autre à ajouter, me semble-t-il. »

Les premières lignes :

« Pour le moment, personne ne s’occupe de moi. Yeux écarquillés, bouche ouverte, je reste étendu sur le sol, face à la mer. Je suis là depuis longtemps, depuis des heures, depuis une éternité. Je me demande à quel moment le soleil va reprendre du poil de la bête, et le jour, du terrain face à la nuit. Je me demande si ces rideaux sombres finiront par bouger, par trembler, se tordre et rendre une dimension plus humaine au paysage. Pourquoi une pareille obscurité ? Pourquoi la lune s’est-elle totalement absentée du ciel, de la terre et de la mer ? Pourquoi cette nuit plutôt qu’une autre nuit. Je me demande où est la fin, où est le commencement, le recommencement. Je ne comprends pas. J’espère juste qu’une aube ferme, et définitive, fourbit déjà ses armes au-delà de ce mur de charbon. »

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