Sandrine-Malika Charlemagne, La Voix du Moloch

Une lecture de Margot Bonvallet, flâneuse de pages entre les livres (c’est ainsi qu’elle se présente),
libraire (librairie Les Vinzelles – Volvic).


La Voix du Moloch

Sandrine-Malika Charlemagne, a été diverses choses, ses origines étant elles aussi diverses et surtout lui appartenant, comme celles de certaines de ses héroïnes.

Avant d’animer tous les ateliers d’écriture qui se sont présentés à elle, elle a été serveuse, vendeuse à domicile d’assiettes en porcelaine, femme de ménage, enquêtrice téléphonique, hôtesse d’accueil au salon du Notariat, standardiste à SOS Médecins, agent d’accueil en discothèque, points de suspension. Aujourd’hui, elle travaille essentiellement en région parisienne. Elle a écrit des pièces de théâtre, a publié deux romans et un recueil de poésie.

Son dernier ouvrage paru, La Voix du Moloch a été publié aux éditions Velvet. 

Ellenous y montre une voie enflammée, des liens familiaux pleins d’inconnu, de manques, de sillons de douleur, de rancœur, de peur, un combat sociétal, aussi, au fil des rencontres de l’héroïne. Ce roman nous fait balancer, nous, lecteurs, entre ombres et lumière.

Nous suivons Alice, vacataire de l’Éducation nationale, célibataire, sans enfant,  vivant à Paris dans le XVIIIe arrondissement. Elle s’accommode de peu. C’est cela, avoir les pieds sur terre. Et la tête dans les nuages : pour compenser sa vie étroite, elle reste fascinée par le ciel, sans étroitesse, par la nature et sa beauté offertes aux yeux contemplatifs du réel, tel qu’il est.

Nous sommes dans une ville aux visages multiples. Une ville monde qui peut parfois dévorer les faibles qui tentent d’y survivre. Alice est métisse, née d’un couple qui a été détruit quand elle avait treize ans. « Quand ses parents s’étaient séparés, Alice allait sur ses treize ans. Plus d’amour entre eux, fini. Puis le Père buvait, et jusqu’à trois bouteilles de vin par jour. Il ne disait jamais grand-chose à la maison, encore moins des mots de tendresse. Parfois, de terribles colères le prenaient. C’était sa seule façon de se faire comprendre, lui qui maîtrisait si mal le français. »

La Mère, on ne saura pas son nom. Mère est ce qu’elle est. Originaire de la campagne picarde, d’une famille qui parlait peu. L’ailleurs la tente, la titille, l’appelle, alors elle quitte tout. Elle arrive ainsi à paris, à 19 ans. Elle sera vendeuse au Printemps, de lingerie. Elle rencontrera Amar, le père.

La père, nous connaissons son nom. Un père algérien qui a fui la misère de son pays.

Parfois, il est arrivé au père  d’être insulté… «un peu trop basané » … « fainéant d’Arabe, de bouffeur de pain des Français ». Alice sait peu de choses sur cet « homme sombre et mutique, qui ne s’était jamais senti à sa place ». Elle sait qu’il est son père et quelle a été sa vie.

« Certains matins, quand elle se regardait dans la glace, avec ses grands yeux de métisse, elle n’y voyait rien qui lui ressemblait, à la Mère. Elle avait tout pris au Père. » « Malgré ses origines, elle passait inaperçue. On ne l’avait pas traitée de sale Arabe depuis des lustres. Son café terminé, Alice a pris le chemin du retour en considérant que la chance d’être blanche, ce n’était pas rien. »

Alice tente envers et contre tout d’être, d’exister comme elle le peut et le veut. Mais une voix vient l’envahir, coloniser son esprit. C’est là que s’engouffre le Moloch : une voix démoniaque lui susurre régulièrement de se débarrasser de cette « mère » qui l’arrache à la vie, qui la culpabilise, la dévaste, la détruit. Cette voix, violente et tentatrice, disparaîtra-t-elle si Alice lui obéit ? Un sacrifice pour la libération ? Alice est prise entre deux feux : elle obéit, d’une part,  à qui elle peut. Et d’autre part elle n’éprouve aucune empathie pour cette Mère, jusque dans le mot qu’elle utilise pour la désigner. Mère. Elle pourrait ajouter « étrangère »…

Deux ennemies absolues et liées à jamais, indissociables dans leur haine réciproque, si forte qu’elle en devient l’autre forme de l’amour.  Les tragédies sont nourries de ces sentiments eux aussi indissociables. La tragédie est-elle un métissage inacceptable de part et d’autre ?

Dans ce livre, forces et faiblesses, se côtoient, les vérités cachées se dévoilent et la langue est déliée. La tension et l’attention sont permanentes, tendues vers le besoin de savoir : Alice va-t-elle aller jusqu’au bout de sa colère ou commettre une ultime erreur, irréparable ?

Dans cette obscurité, il y a des brèches de lumière, des amis qui, comme toutes les rencontres, ne sont pas le fruit du hasard. Certaines nous bousculent, d’autres nous protègent, nous guident, toutes sont là pour nous rendre à nous-même.

– Il y a Juba, exilé à  « voix basse et tranquille »,  Nicole qui, à l’aube de ses soixante ans, est passée d’un confortable trois-pièces à un foyer pour travailleurs, il y a Hakim, réfugié d’Algérie, rencontré  à une soirée festive, il y a Aminata, slameuse, sexy et joyeuse, qui vit du SMIC et va être à la rue, Il y a Michel, un érotique au regard doux.

Alice est à sa façon une sirène-hybride, au delà des mers, des cultures, des continents, des familles, des croyances ; Alice est. Et être absolument et savoir jongler entre passion et répulsion, entre volonté de résister et abdication, entre certitude et embarras,  entre épiphanies flamboyantes et obscurité mutique, entre identité affirmée et place indésirable et indéfinie,  amour charnel et impossibilité d’apprendre à aimer, air vers autrui et suffocation en retrait du monde.

Nous sommes tous des créoles hybrides et métisses, nous sommes des humains que la voix du Moloch rêve de venir hanter.

Résister c’est être lucide, c’est dire, c’est éclairer, c’est hurler QUE nous sommes sans avoir besoin d’affirmer QUI nous sommes. Être c’est aussi être simplement et dans l’évidence au milieu de tous les autres et de ce qu’ils sont.


Crédit photographique : Amal Buziazirst.

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