La lecture de Margot

Margot Bonvallet
« flâneuse de pages entre les livres »,
libraire (librairie Les Vinzelles – Volvic)

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pleine terre, Corinne Royer (Actes Sud, 2021)

Ramenons  la littérature et les mots à leurs racines, leur  énergie, leur sève : Pleine terre de Corinne Royer, aux éditions Actes Sud

Corinne Royer raconte l’étranglement administratif des exploitants agricoles et fait le portrait poignant d’un homme qui reste debout pour l’honneur des campagnes.

Avec la force de la littérature, Corinne Royer nous invite à regarder en face la situation tragique de certains agriculteurs aujourd’hui, et plus largement à réfléchir à notre rapport d’êtres humains au monde que nous habitons.

Et ce roman est aussi prenant que documenté, et, face au réel, même entre nos mains, au fil des pages, la colère monte face à ce que nous lisons.

« Pleine terre », oui, c’est là que ce roman nous emmène

Ce roman a pour cadre le monde paysan, dont l’existence conditionne la distribution de notre nourriture, de la viande, si on en mange, aux légumes, secs ou frais.

On suit un héros émouvant, lettré, fin penseur, sensible. On en découvre la en cavale, de ce Bonhomme.

Il a été dit « Bas-Homme » par l’inspectrice sanitaire, il disparaît pour fuir tout ça, l’immense labyrinthe enfermant, étouffant et fou du règlementarisme.

On entre, dans ce livre, dans un road movie qui se déroule à travers les bois, les sous-bois, à travers champs et chemins secondaires, de jour comme de nuit.

Neuf jours nous seront narrés. neuf jours, et toute une vie. les souvenirs remonteront le temps, Jacques Bonhomme, le héros, nous semblera de plus en plus humain, touchant, juste et désespéré.

Ce roman est une épopée qui transforme chaque lecteur en témoin, et nous serons pris dans la logique implacable et inéluctable de la fin tout aussi tragique que dans une tragédie classique.

Sauf que le destin n’est pas logique… Il est fait de contradictions multiples : celles d’un monde qui se veut moderne, productif, mais qui broie les humains, aussi. Sysiphe n’est toujours pas loin de l’absurdité d’une existence qui ne peut que suivre un chemin tragiquement tout tracé.

Cette fresque qui se termine en tragédie absurde, au fil des pages, Corinne Royer va la déployer en retraçant chacune des étapes de la vie de celui qui va, malgré lui, devenir un héros.

L’entrée dans le roman : le bonheur est loin du pré ?

Être un agriculteur, dans notre imaginaire, c’est être un homme de la terre… Ils sont seuls, souvent, se lèvent à l’aube pour s’occuper des terres, des cultures, de leurs bêtes. De leur têtes aussi.

On a tous en mémoire des livres sur le sujet… La terre  d’Émile Zola,  Les pays ou Joseph  de Marie-Hélène Lafon, Claude Michelet J’ai choisi la terre , Henri Poulaille Le pain   et les Histoires du paysan : L’homme à la bêche d’Henri Pourrat, on a lu des études, des articles sur le sujet, l’agriculture est partout autour de nous, politiquement, écologiquement, alimentairement, involontairement, depuis la nuit des temps.

On sait tout que les agriculteurs sont malheureux. On a appris, si ce n’est au lycée, on nous le répète souvent, que le taux de suicide chez les agriculteurs est incroyablement élevé, de plus en plus, et qu’il ne fait que faire froid dans le dos et nous montrer l’envers de nos assiettes : un nombre grimpant de situations de détresse dans le monde agricole. On le sait parfois en chiffres, mais sans en réaliser le drame réel.

La réalité est l’héroïne de ce roman

C’est un fait divers, qui s’est déroulé entre 2015 et 2017 en Saône-et-Loire, dans un pays essentiellement agricole, dont le jugement est toujours en suspens et que Corinne Royer va s’attacher à transformer en une fiction prenante, poétique, parfois, à la colère juste et encrée, aussi, en conscience et en liberté d’écrire, de fictionnaliser le réel. Elle choisit de prendre en charge et de porter avec brio ce récit.  

Pour rappel,  en 2017, un 20 mai, un agriculteur de 37 ans, Jérôme Laronze a été abattu par les gendarmes à Sailly, dans le Clunisois, en Saône-et-Loire… Un agriculteur en cavale. Une cavale comme moyen d’avoir la parole. De dénoncer, entre autres, « l’ultraréglementation » qui, selon lui, « conduit à la destruction des paysans ». À l’époque, l’affaire s’était déroulée sans trop d’écho : le monde rural devait se taire comme il en avait l’habitude, comme doivent le faire « ceux d’en bas », par ailleurs, pas seulement les paysans.

Un agriculteur par jour met fin à ses jours à lui.  Florence Aubenas a fait de ce sujet une suite d’articles pour Le monde : « l’affaire Jérôme Laronze »  (16-20 août 2021).

Grâce au travail de la journaliste, ce sont les composantes sociologiques de cette dérive que les lecteurs ont pu mieux cerner : les contrôles sur le terrain, la suspicion de maltraitance aux animaux, la négligence, les fraudes, pour échapper autant que faire se peut, pour vivre, à la fausse conformité administrative, à la loi et à la traçabilité impossible et le fait que toute bête non déclarée doit être immédiatement abattue. 

Jérôme Laronze, éleveur obstinément attaché à sa ferme que sa famille possédait depuis plusieurs générations, portait un véritable amour à ses vaches et demandait juste de vivre dignement du travail de cette exploitation agricole et refusait de se plier à l’arbitraire. Il avait lui-même déclaré : « Je consens de moins en moins à être obéissant dans une société malade ». 

Le roman, pourtant, brode et nous emmène plus loin et plus clairement vers le chaos qu’il nous raconte

Dans ce roman, nous entrons dans la réalité administrative et financière des agriculteurs, leurs difficultés gigantesques à maintenir un mode de gestion des fermes à taille humaine, les règlements et normes étant conçus pour répondre aux exigences des méga-exploitations, aberrations écologiques et éthologiques.

Ce roman  fait prendre conscience de l’impasse dans laquelle sont pris au piège les paysans du monde entier.

Dès les premières pages, nous sommes assaillis par le réel, la souffrance, et l’envie de fuir est viscérale. Il faut que les choses changent, mais que faire ?

 « Il l’avait déclaré à maintes reprises, en son nom et en celui des disparus qui remplissaient les colonnes nécrologiques des journaux : il fallait que l’hécatombe cesse, on ne pouvait plus ignorer le comptage macabre des éleveurs terrassés par le désespoir. Ils devaient pouvoir vivre de leur travail, sans assistanat ni mise sous tutelle, sans ce matraquage de normes seulement adaptées aux grandes exploitations. Il s’était exprimé dans la presse, il avait défendu ses positions lors de réunions syndicales, il avait été porte-parole de la Confédération paysanne. Très tôt, avant même les premiers contrôles administratifs à la ferme des Combettes et les sanctions qui avaient suivi, il s’était demandé s’il saurait parler pour les autres, s’il saurait dire l’humiliation et la peine avec des phrases assez aiguisées pour trancher le mal à la racine.
Et la dépossession. Et la honte.
Et l’affront fait aux ancêtres qui avaient transmis des terres fertiles – l’or vert devenu plomb.
Il savait que ce combat n’était pas uniquement sien, ils étaient nombreux à le charrier dans les sillons de leurs veines. Il en était certain, le jour viendrait où la colère épaissirait le sang de toute une communauté, elle emboliserait le calme et la patience qui transformaient les campagnes en nécropoles silencieuses. Il était parti gorgé de cette certitude : il faudrait lutter encore et il en serait. » 

Une cavale issue d’un engrenage implacable

Cet homme, jeune, sensible, lisant et s’informant, a été pris dans un engrenage suite à un décrochage administratif, humain et social. Le désespoir et la dépression ont amené au dénouement, le drame d’un agriculteur qui était une figure flamboyante de grand blond remarquable et remarqué dans ses cercles, une figure simplement attachante dans son groupe de théâtre, entouré d’une famille qui l’aimait, le soutenait.

On est bien loin du stéréotype du pauvre paysan illettré et si solitaire qu’il doit appeler la télé pour être un peu accompagné.

L’auteure change le nom de son héros, ce qui lui permettra de chercher à en dire plus et mieux que le peu que nous savons, d’amplifier la colère, aussi, pour nous la faire mieux comprendre et partager.

Elle ne choisit pas n’importe que nom et nous raconte la cavale de « Jacques Bonhomme », qui est,  comme le précisera en fin d’ouvrage, « le sobriquet attribué au chef de fil des paysans révoltés en 1358 ».

La bêche et la plume

Corinne Royer a une plume pleine de souffle, toujours juste, comme du Zola revisité, modernisé, ajusté, modernisé, et son roman est parsemé de bouffées d’anthologie.

Dans pleine terre, son cinquième roman, elle recrée, ajuste, affirme, narre, métaphorise ce qu’elle sait de l’agriculture familiale et des hommes de la terre qui s’effondrent, ces « petits paysans » en voie de disparition, qui se suicident quotidiennement.

Elle tente de formuler ce qu’est la souffrance, la colère, ses raisons (oui, on pense aussi, bien sûr aux Raisins de la colère quand on lit Pleine terre, la rage, le non-dit qui, quand on lui confère la force de l’évidence, tue.

Pourtant, pleine terre est aussi remplie d’énergies, de passions, de beauté, de vigueur, de solidarité, les compagnons se serrent les coudes et se comprennent, d’amitiés.

Les hommes de cette terre n’étaient pas préparés, rien ne les avait condamnés à détenir, de génération en génération, des compétences rendue inadaptées, inacceptables, interdites. Un jugement préremptoire et lointain, sanitaire, prétendent-ils, qui s’acharne à les déposséder de leur vie, alors qu’il savent faire leur métier et sont emplis de connaissances, voire de compassion pour les bêtes qu’ils connaissent et leur évitent autant qu’ils le peuvent toute souffrance.

Ils sont brisés avec acharnement par l’administration, la justice, il sont endettés, aussi, fragilisés, ce que ne diront pas forcément les statistiques.

Ce livre porte les souffrances à la lumière de leur paroxysme, l’absurdité y est mise en évidence, et les conséquences de l’absurdité subies, on les connaît, pourtant, celles de la tragédie, de la révolte qu’on ne peut hurler, car la société ne veut et ne peut tout voir. Mais les livres disent et font dire.

Comme le dit la quatrième de couverture :  » Ce roman aussi psychologique que politique pointe les espérances confisquées et la fragilité des agriculteurs face aux aberrations d’un système dégradant notre rapport au vivant. De sa plume fervente et fraternelle, Corinne Royer célèbre une nature en sursis, témoigne de l’effondrement du monde paysan et interroge le chaos de nos sociétés contemporaines, qui semblent sourdes à la tragédie se jouant dans nos campagnes. Alors, lisons ?

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