La note de lecture de Vincent Mespoulet, amateur d’histoire (amateur très éclairé, précisons-nous…).
Merci à lui pour cette contribution !
Pour aller plus loin, un entretien avec Hedi Kaddour sur France Culture.
La Nuit des orateurs est publié aux éditions Gallimard (2021)
Je lis beaucoup de fictions historiques. Je ne suis pas forcément très amateur de ce genre du roman, mais j’ai besoin de les lire pour mieux comprendre comment s’articule l’histoire dans la fiction et inversement la fiction dans l’histoire. J’ai déjà évoqué récemment le dernier roman d’Hédi Kaddour à travers les quelques recensions qui en ont été faites dans les journaux. Ici je vous en propose rapidement ma propre lecture. On peut le ranger dans les très bons romans de fiction historique. C’est une réflexion puissante sur le pouvoir, sur l’exercice du pouvoir despotique, sur la puissance de l’usage de la peur (pavor). La peur-pavor en latin est masculine : c’est l’effroi, qui est même divinisé. La peur-pavor ne désigne pas tant un état (avoir peur) mais « une force agissante » extérieure (être frappé d’épouvante) qui déclenche une paralysie, une prostration consécutive à la terreur infligée par un pouvoir et/ou une menace extrême. Son suffixe en -or exprime bien cette force à laquelle on ne peut résister comme dans sop-or, le sommeil dans lequel on tombe .
C’est ce en quoi Hédi Kaddour écrit un roman très contemporain en nous montrant comment survivre en tyrannie au milieu des délateurs et des rumeurs, quand même faire silence et s’abstraire de la réalité politique devient une action suspecte, quand il faut deviner les intentions à plusieurs degrés de vos interlocuteurs, quand il faut apprendre à dire sans dire, à se cacher en public. Toute une gamme de comportements est ici soigneusement décryptée et déclinée. Derrière les traits de Domitien, ce sont les visages des grands autocrates actuels que l’on devine, les plus discrets et les plus impénétrables. Les plus impitoyables aussi (Poutine, Xi Jinping, Bachar el Assad) dont les pantins Trump, Bolsonaro ou Modi ne sont que de pâles reflets malgré leur dangerosité extrême.
Pourquoi le roman d’Hédi Kaddour est-il aussi efficace dans son usage de l’histoire ?
D’abord il utilise avec brio un « trou de l’histoire » autour de l’exécution de Senecio qui avait réussi à défendre la cause de la province de Bétique (le sud de l’Andalousie actuelle) contre les malversations de Baebius Massa, un favori de l’empereur. C’est l’occasion pour Hédi Kaddour de brosser le milieu des lettrés et intellectuels pour la plupart stoïciens de la fin du Ier siècle, suspectés de critiquer le pouvoir de Domitien ou d’agiter des idées subversives. Ainsi Épictète avait été banni quelques années auparavant de Rome. Il se réfugie à Nicopolis en Epire où il fonde son école. Dans le roman, tout ce qui forme l’intelligentsia de l’époque est présente et reliée. Ainsi le poète Martial devient-il par les ressources de la fiction un familier de Pline le Jeune, lui-même très proche de Tacite (et cela est avéré par la correspondance nourrie entre les deux hommes). Il réussit dans un chapitre extraordinaire à intercaler la figure de Pétrone (dont on se bat encore pour déterminer s’il a vécu au temps de Néron et des Julio-Claudiens ou bien au temps de Domitien et des Flaviens, ici Hédi Kaddour défend donc cette dernière hypothèse émise par René Martin par exemple) et de son Satyricon, le premier des romans jamais écrit si on y applique la grille de Georg Lukács. Hédi Kaddour en fait un client de Pline le Jeune au cours de la description ahurissante d’une lecture publique. Un personnage central de la fiction, Lucretia, apparaît comme la jeune nouvelle épouse de Tacite, aussi belle et cultivée que proche des cercles du pouvoir : l’écrivain invente ici une proximité d’enfance avec Domitien qui n’était alors qu’un cadet : elle devient un archétype de la matrona romaine, influente et intelligente, qui joue son propre jeu en essayant de sauver sa peau et celle de son mari. C’est très brillamment fait.
Ensuite, Hédi Kaddour est proprement nourri et inspiré des textes anciens qu’il connaît sur le bout des doigts. Et cela ne sent pas le travail documentaire et l’érudition gratuite plaquée artificiellement. Bien au contraire, cela démontre une parfaite maîtrise de la portée moderne de ces textes merveilleux. Kaddour est capable non pas seulement de reconstituer des pans entiers de la civilisation romaine en cette fin du Ier siècle (lire par exemple aussi le chapitre consacré au quartier de Subure à Rome), mais de la faire vivre dans sa psychologie profonde pour nous montrer ce qu’elle a à nous dire aujourd’hui à deux millénaires de distance, et cela aussi est une prouesse.
Enfin, on admirera aussi la technique narrative très subtile dont je souhaiterais saluer un exemple : dans une espèce de monologue intérieur qui réinterprète et re-raconte le livre IV des Géorgiques, (l’histoire d’Aristée) il y a aussi la remémoration d’un épisode vécu par le personnage Publius Cornelius Tacitus deux ans auparavant au cours d’un spectacle au Colisée qui était encore de construction toute récente. Et c’est cet entrelacement étroit entre une méditation sur le sens à donner aux derniers vers des Géorgiques et le souvenir de ce chanteur placé dans l’amphithéâtre pour déclamer les malheurs d’Orphée et d’Eurydice qui fait exploser toute la puissance du roman face aux incertitudes et aux lacunes de l’histoire ancienne.
Du grand art, dans la veine des romans de Yourcenar mais peut-être en plus réussi encore. C’est ainsi : il est des romans qui donnent plus à penser que des essais d’histoire. Et on est très loin de l’escroquerie d’un Laurent Binet quand il singe très facilement l’histoire en n’utilisant que la technique du pastiche et des procédés très sommaires et artificiels.