Trente ans d’échanges complices entre un père et son fils. Quarante après la mort du père, le fils publie un récit, sobrement intitulé Papkèn. L’épigraphe, (une citation de Jean-François Billeter), évoque une situation analogue, et dit bien l’hésitation, le besoin de recul éprouvé pour revenir sur ces conversations : « Cette rencontre a eu lieu il y a un demi-siècle. Je ne l’ai pas racontée jusqu’à ce jour parce que je ne savais pas comment m’y prendre. Je le fais maintenant pour qu’une trace subsiste d’événements qui ont tant marqué ma vie. Mes souvenirs sont lacunaires. Je n’ai rien noté à l’époque, on comprendra pourquoi, mais c’est peut-être devenu un avantage. Il faut s’être délesté d’une grande partie du passé pour que l’essentiel apparaisse. »
Papkèn Bodossian, né en 1914, d’origine arménienne, a fui la Turquie avec ses parents en 1921, devant la menace d’Atatürk venu achever le génocide de 1915. Ils ont été nombreux à connaître l’exil, le départ précipité, la peur de l’avenir. Cependant jamais Papkèn n’a nourri de l’amertume, de la colère, du ressentiment : il avait une vision toute autre de la vie : ne pas oublier certes, mais surtout avancer, tracer son chemin, voir au-delà des circonstances pour les transformer en leçons de vie, et les partager dans la bienveillance. Il était aussi un artiste, tout au long de sa vie, dès sa jeunesse au collège arménien à Venise, dans l’effervescence aussi du Montparnasse de l’entre-deux guerres et enfin dans la sérénité de la Provence.
Un fils qui écrit sur son père, cela aurait pu donner… une biographie soucieuse d’être exhaustive, appliquée à rendre compte d’une vie, scrupuleuse dans le détail, un portrait monocolore d’un père admiré…
Ce n’est rien de tout cela.
La forme et le ton du récit sont au contraire singuliers : l’auteur suit certes une chronologie mais en même temps, il l’inscrit dans un cheminement intime, par associations d’idées ou d’impressions : un lieu, un parfum, un son, déclenchent une conversation, un souvenir surgit, une analyse naît. Parfois, ce sont des silences rendus possibles et évidents grâce à la proximité entre les deux hommes.
L’auteur donne au lecteur le sentiment d’être au plus près de l’histoire qui peu à peu se dessine, de la Turquie au petit village de Sigonce en Provence, en passant par Venise, la Vendée, l’Allemagne, Paris, Montparnasse. Il passe aussi d’une réflexion quasi philosophique ou picturale à une anecdote hilarante, et donne une belle place à la poésie des lieux où les deux hommes se retrouvent, que ce soit en Provence ou en Crète.
L’écriture n’est donc pas documentaire, même si l’on apprend beaucoup de ce siècle dont les convulsions ont nécessairement eu une influence sur le destin de Papkèn. L’auteur insuffle à son récit une émotion qui touche le lecteur : il quitte le livre avec en tête des images (des lieux, des œuvres) et au cœur l’impression d’être entré dans l’évocation délicate d’une relation intime, bien au-delà d’une collecte de faits ou de souvenirs.
Le livre se clôt sur une citation extraite d’un ouvrage de Jean-Pierre Abraham (Le Guet, Gallimard, 1985), ami de l’auteur. En quelques mots, elle résume le personnage de Papkèn par quelqu’un qui l’a connu de près :
« Papkèn se tait, nous regarde… son air interrogateur, candide, confiant : comme s’il attendait toujours de l’instant qui vient qu’il lui apporte quelque révélation essentielle sur l’existence, et souvent, comme si cela dépendait de nous, de ce que nous allions dire. »
Ovannès Bodossakis, Papkèn, Éditions Parenthèses, nov. 2024, 170 pages, 19€
VIsitez la galerie des oeuvres de Papkèn
Si vous avez en votre possession une oeuvre de Papkèn, n’hésitez pas à vous faire connaître en commentaire, nous transmettrons à l’auteur.