Vient de paraître !
Saluons d’abord la naissance d’une nouvelle maison d’édition nommée Dalva : Juliette Ponce a une belle expérience dans ce domaine et elle a décidé de sauter le pas. Un projet bien défini : « Publier peu, s’impliquer tout au long de la vie du livre […] Surtout explorer la question de la place des autrices dans notre monde littéraire. » À la question du nom de sa maison, Juliette Ponce répond : « J’ai lu ce roman [Dalva, de Jim Harrison] quand j’étais adolescente. L’image que j’ai gardée de ce personnage ne s’est jamais effacée : une femme libre et émancipée, sensuelle, profondément connectée à la nature qui l’entoure et animée d’une quête intellectuelle et culturelle forte.«
« Les éditions Dalva mettent à l’honneur des autrices contemporaines. […] Elles écrivent pour changer le monde, pour le comprendre, pour nous faire rêver »
Pari tenu avec la publication de L’octopus et moi de Erin Hortle (traduit par Valentine Leÿs).
Une très belle entrée sur la scène littéraire, et pour l’éditrice et pour l’autrice.
L’Octopus et moi surprend, dépayse, bouscule, et enchante aussi.
Dépaysement
L’histoire se passe en Tasmanie, où vit l’autrice. C’est déjà pour un lecteur européen être « transporté » aux antipodes. La précision apportée aux descriptions du cadre de vie des habitants, à leur habitudes, à leurs préoccupations ouvre sur un univers que l’on découvre avec intérêt et curiosité. Rien d’une froide documentation, mais une connaissance de l’intérieur ou plutôt une expérience que l’on sent vécue et vraie. La vie quotidienne en Tasmanie.
La vie de l’océan aussi : la reproduction des pieuvres ou des phoques, par exemple. Dit ainsi, cela pourrait rebuter des lecteurs éloignés ou a priori peu intéressés par ces questions. Je croyais faire partie de ceux-là. Erin Hortle m’a démontré le contraire.
Voix multiples
L’une des raisons de ce déplacement de notre regard est bien sûr liée à l’écriture, au traitement de ces informations, à la manière dont elles sont transmises : non pas en elles-mêmes, mais traversées par la subjectivité réelle ou imaginée des narrateurs et narratrices. Car c’est un roman aux voix multiples.
Qui raconte ? Lucy, cette jeune femme qui a traversé de lourdes épreuves, une maladie qui l’a mutilée. C’est autour d’elle que gravitent les autres personnages, les humains et les autres… C’est sa place qu’elle cherche, son identité même, remise en cause par ce qu’elle a vécu.
Il y aussi un narrateur dit « ominiscient » pour certains passages.
Points de vue différents, vision d’ensemble.
Mais si le « je » de Lucy ne surprend pas, il en est d’autres totalement inattendus. Une pieuvre… Un phoque…
Je ne voudrais pas en dire trop à ce sujet, car l’un des grands et surprenants plaisirs de la lecture naît de ce dispositif narratif. Un tour de force que de « se mettre dans la peau » d’un animal tout en se fondant sur des données scientifiques…
L’écriture est aussi multiforme en ce sens que l’autrice donne à chacun sa « voix », son style. On peut passer du réalisme le plus concret à une fantasmagorie délirante, et cela juste en tournant une page.
LA rencontre
Comme le titre l’indique, c’est une histoire entre un octopus et une femme, Lucy… une histoire « d’amour » pourrait-on dire, avec même le topos romanesque de « la première rencontre », une rencontre-choc. En ouverture du roman. Mais là encore je ne voudrais pas trop en dévoiler.
C’est d’une certaine manière un roman d’initiation : les épreuves endurées ont changé Lucy dont l’extravagance surprend, voire inquiète ses proches. Son intimité, incompréhensible pour ceux qui l’entourent, avec l’océan et les pieuvres l’emmènent vers une autre vision du monde et d’elle-même. Une communion entre elle et l’océan, qui va très loin. Car Erin Hortle ne se donne pas de limites et mène jusqu’au bout les idées et la forme de la langue, aussi subversives ou déroutantes qu’elles soient. Le corps de Lucy est au coeur du récit, il porte les cicatrices mais il est aussi pour elle un instrument de sa libération, de sa quête.
Un roman qui sort complètement des sentiers battus, parle de nature et d’écologie, de féminisme, d’amour, de quête de soi et du monde. Tout en même temps, porté par une écriture puissante et protéiforme (bravo à la traductrice, Valentine Leÿs !)
Les premières lignes : pour entrer dans le roman, en goûter l’écriture, ici toute en ondulations, imitant les mouvements de l’animal, sans virgules par exemple pour marquer un temps de pause, aussi bref soit-il, pour apprécier la précision de la description où déjà s’efface la frontière entre animal et humain, la liberté des mots et de leur assemblage, les allitérations, les images.
Pour se laisser entraîner en plein coeur de l’histoire. Sans qu’on le sache encore.
Traverser l’isthme
Mon corps déborde il palpite il ronronne il est prêt. Le monde se meut si lentement au gré de la marée qui déferle et inspire et expire. Avant cela me suffisait mais maintenant mon corps est plein et je sens trop de choses je touche-vois-goûte la crasse poissonneuse qui poisse ma peau. Je sens qu’ici ce n’est pas assez propre pour mes œufs ce terrier si étroit tapissé de crabes pas assez grand pour mes œufs. Le monde soupire souplement mais je veux qu’il bondisse et balance je veux les courants qui cavalent qui avalent qui dévalent.
Je sens le rugissement plein de promesses qui palpite qui ronronne qui gronde. Je quitte mon terrier le corps plein à ras bord et j’ondule je spirale je capture un crabe trébuchant que je croque dans mon bec puis je me propulse en arrière en avant.
Je sens la surface qui approche et avec ma peau je sens-vois-le clair de lune pris dans les tourbillons qui tournoient qui bouillonnent tout autour de mes tentacules enroulés déroulés et le clair de lune m’enveloppe il caresse ms tentacules qui effleurent le fond de varech le rivage de varech. Je capture un crabe trébuchant que je croque dans mon bec et j’ondule je danse je vire je me propulse jusqu’à l’autre bout du lit d’algues ondulantes attirée par le tonnerre le grondement qui m’appelle. […]