Interview Cristian Fulaş

Cristian Fulaş, Iochka, La peuplade, en librairie le 11 octobre.
Traduction : Florica et Jean-Louis Courriol.


Nous reprenons cette interview, réalisée par Dan Burcea, sur son blog Lettres capitales.
Nous le remercions pour ce partage.

« Les personnages de mon roman sont des personnages symboliques : tous essentiels, indispensables au monde imaginé, tous pratiquement irremplaçables. »

Le roman Iochka, de l’écrivain roumain Cristian Fulaș, publié en 2021 aux éditions Polirom et qui vient de sortir en traduction française aux éditions La Peuplade, a connu le succès auprès de la critique roumaine pour sa force narrative et la précision de ses portraits de personnages, mises au service de la création d’un monde archétypal d’une puissance symbolique inégalée. L’auteur réalise avec un art littéraire magistral un surprenant transfert déictique du « se taire ensemble » à la rhétorique du non-dire chargé du sens caché du monde induit, justement, par l’absence des mots.

Cette rhétorique de la réticence – où l’aposiopèse se sent parfaitement à son aise – surprend et enchante à la fois par son extraordinaire capacité à révéler la vie intérieure de vos personnages. Comment est né ce roman et quel rôle a  joué dans sa genèse et son écriture cette sublimation du discours narratif ?

Au fond, en tant que romancier, on ne peut s’installer qu’avec réticence dans le monde. Avec réserve, par réserve. Je sais très peu de choses du monde et moins encore des gens qui y vivent, nous sommes près de huit milliards, c’est un nombre qui me terrifie plutôt. Donc une sorte de réticence, une certaine continuelle interruption n’est pas seulement nécessaire mais carrément obligatoire à la fois dans les répliques des personnages d’un roman et dans la manière de rendre compte du monde. La cursivité est elle aussi un enchaînement d’interruptions, bien sûr. Presque toujours. Comme toute cursivité. Je donne vie à un monde mais le monde est par nécessité discours, c’est un monde écrit, filtré, imaginé, créé. D’où peut-être la nécessité de cette sublimation dont vous parlez, peut-être en raison de la conscience d’une volonté délibérée de s’extraire de la réalité ou de la conscience de la différence entre ce qui est écrit et ce qui est.

L’espace imaginé qui est le cadre de votre narration a toutes les caractéristiques d’un territoire archétypal, d’un « couloir de passage » : la vallée, les montagnes, la contrée de l’au-delà de la barrière, la ville, etc. en sont les éléments constitutifs. Comment l’avez-vous choisi, existe-t-il, géographiquement parlant, vous a-t-il servi de modèle ou du moins de canevas, de lieu imaginaire et symbolique par excellence, de huis-clos découpé  dans un périmètre que traverse une rivière transformant le paysage montagneux en une sorte de paradis ?

Le cadre n’est pas sans quelque réalité. Disons que j’ai fait appel à une ligne imaginaire qui irait de Brasov, Zărneşti à la limite de Plaiul Foii, et au Refuge Spirlea. Du côté est, les monts Bucegi et Piatra Craiului. Du côté ouest, Rudarita et Poiana Marului. Tels sont les repères spatiaux réels. Mais ce qui compte vraiment – et là vous avez parfaitement raison – c’est la vallée, cet espace imaginaire dans lequel se déroule le peu d’action du livre. J’ai délibérément enchevêtré les lieux, je leur ai donné une apparence différente, pour parer à toute possibilité de les identifier concrètement. La Vallée (avec majuscule), la Rivière, la Montagne, la Route enfin (sur le bord de laquelle se débat à un moment donné un oiseau décapité) sont des lieux symboliques, sont les Lieux près desquels les gens vivent depuis toujours. Et le Paradis, pour revenir à votre question, est partout. Je le dis très, très sérieusement.

Les noms de Molnar Iozsef, Iochka, Iochka baci, le petit Iochka – éponyme du titre – orientent le lecteur vers le genre de la biographie romanesque. Qui est cet homme et en quoi sa vie mérite-t-elle d’être racontée, et mieux encore, de se voir élever au rang de personnage littéraire ?

Je l’ai déjà dit, répétons-le. J’ai connu un jour un vieux maréchal-ferrant du nom de Iochka. Cet homme, simple, calme, conscient de ses limites m’a plu. Il a pris dans mon esprit la valeur d’une sorte de symbole  à l’opposé de notre monde agité, mais je fantasme peut-être, allez savoir. La seule chose certaine c’est que c’est la raison pour laquelle j’ai utilisé son nom dans le livre (j’aurais pu me servir de tout autre nom, il y a tant de Iochka en ce monde…). Sinon, Molnar Iozsef est un personnage totalement imaginaire, imaginé, à imaginer, encore et toujours. C’est l’archétype de l’homme simple, pauvre, ignoré de tous dans un coin perdu du monde, ce que nous sommes tous, la majorité d’entre nous au fond, si nous voulons bien être sincères. Iochka est l’homme lambda que l’histoire ne retient pas, un simple numéro dans l’énorme et monstrueux engrenage de l’humanité, un visage sans visage. J’ai eu presqu’envie, à un moment donné, d’intituler mon roman Sans grandeur et sans visage, j’ai trouvé ça trop chargé, j’ai opté pour la simplicité d’un nom.

Avant de parler du cercle restreint qui gravite autour de Iochka, j’aimerais que vous nous disiez quelques mots de ceux qui peuplent l’espace de la vallée où se passe l’action du roman, de cette communauté fondatrice formée justement « d’ouvriers pauvres, simples numéros dans l’engrenage du monde », ces gens « sans grandeur et sans visage ». Qui sont-ils et par quel hasard de l’histoire se retrouvent-ils ici, isolés du reste de leurs semblables ?

Il faut croire que j’ai anticipé mais j’ai bien fait J. En mon for intérieur, quand je suis seul avec moi-même, j’en suis presque à refuser le monde où je vis. J’ai presque mal à cette inégalité cruelle, stupide et ridicule entre les hommes, je militerais presque en faveur d’une révolution finale si je n’avais pas la conviction que tout est inutile et que toute révolution est vouée à être manipulée par les puissants. Iochka est le roman des hommes simples, il décrit leurs vies, il est leur est dédié – ne serait-ce que sur le mode de l’imaginaire. Il est grand temps de revenir à leur rencontre, de comprendre que le monde n’est pas que celui des Grands Noms des Hommes Importants mais qu’il appartient à tous. Vous pouvez me juger « socialiste » même si je crains que le terme soit largement galvaudé aujourd’hui mais c’est ma conviction. À savoir que le monde ne peut pas être un lieu de bonheur tant que nous sommes à ce point inégaux. Qu’il est absurde, voire monstrueux qu’un seul homme n’ait pas de quoi manger à sa faim tandis qu’une poignée de privilégiés détiennent des pays entiers.

Autour de Iochka gravite, comme je le disais, plusieurs personnages, un groupe humain qui devient, au fur et à mesure de la narration, plus solidaire, lié par une amitié de plus en plus forte et profonde. Le « duumvirat » se transformera en un « quadriumvirat ». Que pouvez-vous nous dire de cette amitié et du rôle de ferment qui est le sien dans la structure narrative de votre roman ?

Moi, quand j’écris, si j’écris, c’est pour écrire sur l’Homme. Je fais appel à la synecdoque Homme pour bâtir des mondes, des mondes que je peuple ensuite d’hommes de ma création. Au fond je suis un moderne, je me répète sûrement mais je suis bien ça. Les personnages de mon roman sont des personnages symboliques : un ouvrier, un contremaître, un prêtre, un docteur. Tous essentiels, indispensables au monde imaginé, tous pratiquement irremplaçables. Tous capables de gestes surhumains, tous capables – à l’extrême – de mourir pour les autres. Et donc, bien sûr, de tuer. Nous sommes au cœur de l’humain, là où le compromis, la négociation, la politique sont encore impossibles, où les sentiments sont encore des sentiments, où la vérité est vérité et le mensonge n’est que mensonge. Vous avez raison, en un certain sens les personnages du roman sont l’Un, une idée du Bien – malgré tous les méfaits qu’ils ont pu commettre et les péripéties qu’ils ont pu traverser.

Il y a aussi des femmes dans le roman. Leur nombre est réduit mais leur présence est lumineuse, bien dessinée. Ilona, la fiancée puis la femme de Iochka ainsi qu’Iléana, l’épouse du contremaître Vasilé, occupent un rôle éminent dans leurs vies et dans celle de la communauté. Que pouvez-vous nous dire d’elles ?

Ilona est le vrai personnage tragique du roman. Si Iochka est une ombre ineffable de la réalité, disons-le maintenant, une projection de l’homme primordial, Ilona est son image réelle. Initialement, dans les premières variantes du roman, c’est Iochka qui mourait. Seul, ignoré de tous, réduit à une poignée de terre de sa vallée tant aimée. Puis j’ai décidé de changer. Pour des raisons de structure mais aussi d’intensité dramatique, j’ai préféré faire mourir tragiquement celle qu’il aimait, j’ai choisi l’hybris de cette mort, la peur terrible, si humaine, la souffrance inhumaine (culminant dans la folie) du mari qui ne peut tolérer de rester seul, qui se dédouble, devenant Elle, pour un temps, devenant leur amour, devenant autre chose, à découvrir à la lecture. De même dans le cas d’Iléana. C’est le seul lien du livre avec le surnaturel, avec un certain panthéisme dont la structure me plaît, avec la simplicité pré-humaine, osons le mot. Iléana est un élément symbolique, une image à ne pas manquer, c’est la folie et l’irrationnel dans son essence, d’une certaine manière. Iléana et Ilona sont les autres éléments centraux de ce monde et tout se meut autour d’elle, si on lit le roman attentivement, alors que Iochka, le contremaître, le pope, le docteur, apparemment plus présents, ne sont que les ombres archétypales de l’être humain traversant toute une série d’épiphanies.

{…} Lire la suite ici sur le blog Lettres capitales de Dan Burcea.


Cristian Cristian Fulaş, né le 3 juillet 1978 à Caracal au sud de la Roumanie, entre le lieu de naissance du sculpteur Brancusi et la ville natale d’Eugène Ionesco. Écrivain, éditeur et traducteur, il vit près de Bucarest.

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