Entretien avec Gaëlle Josse

Dans la série « Les Grands entretiens de la rentrée littéraire » Par Dan Burcea.

La littérature rend compte du fracas et de la beauté du monde, de l’éblouissement et de l’horreur, de la souffrance et du sublime, du pardon et de la haine, depuis la nuit des temps. 

Gaëlle Josse publie aux Éditions Noir sur blanc/Notabilia La nuit des pères, un roman bouleversant, d’une rare beauté, écrit avec une pudeur élégante, mélange de non-dits et de regrets que son héroïne cherche désespérément à débusquer dans l’histoire enfuie et inaccessible d’un amour paternel qui se dérobe sans cesse à ses interrogations.

La vérité finira-t-elle par se dévoiler au grand jour, que va-t-elle découvrir et comment vont réagir les autres personnages réunis autour d’un secret familial presque indicible ? Quel est cette force qui s’empare du destin des hommes pour les éprouver au contact de la grande Histoire ?

Gaëlle Josse a accepté de nous parler de tout cela et de tant d’autres rebondissements de son livre.

Commençons par le début de votre roman où Isabelle, votre héroïne, retourne dans le village de son enfance et de son adolescence, dans la maison familiale où vit son père. Votre récit ralentit, trahissant une volonté de prolonger encore le moment des retrouvailles. Un suspens s’installe déjà, un mystère se présente devant le lecteur déjà conquis. Comment expliquer le besoin de prolonger le temps de ce retour qui ressemble « à la pierre à rouler devant soi, celle d’un Sisyphe » ? De quelle hésitation, de quel secret est né votre roman ?

En effet, les premières pages sont celles de ce temps suspendu, celui de cette arrivée au village du père, de ce retour qu’Isabelle fait à contre-cœur. J’ai voulu y faire sentir toute la tension qui l’habite, tout ce qui ressurgit du passé, et cette appréhension devant cette ultime confrontation qui l’attend avec son père. Elle ignore ce qu’elle va trouver, ce qui va se passer, elle sait simplement qu’elle ne peut pas, ne peut plus éviter ce moment.

Cette histoire est née de la nécessité pour moi de me confronter, enfin, avec la figure paternelle, avec l’ambivalence des sentiments éprouvés, avec la difficulté de se construire face à une personnalité complexe. Il ne s’agit pas d’une autofiction, qui n’est pas mon territoire littéraire, mais d’une fiction nourrie par un important matériau personnel, par un engagement émotionnel total. La transposition fictionnelle, littéraire, tissée avec ce matériau intime, me permet, me semble-t-il, d’aller plus loin encore, de gagner une liberté qui permet de descendre plus profond encore dans l’exploration de la complexité des émotions.

Très rapidement, nous prenons conscience de la cause de la douleur accumulée par Isabelle pendant de longues années. Le mot famille semble banni par son père. Qui est cet homme qu’Isabelle n’arrive pas à approcher et dont la présence et inaccessible ?

C’est un homme emmuré dans le silence, la colère, les remords. Un homme broyé, figé dans une armure de colère. C’est aussi un homme noyé, submergé par sa propre histoire, dont il n’a pas pu émerger. Il est absent, ou violent, aux siens comme à lui-même. D’où cette impossibilité pour Isabelle de se construire en l’absence d’un regard posé sur elle.

Isabelle parle en effet de colères et de « la tension muette de [la] présence » du père. Comment vit-elle cette attitude qui la rendent invisible aux yeux paternels ?

L’enfant se demande tout d’abord s’il est la raison de cette colère, s’il est coupable de quelque chose, s’il doit s’effacer plus encore pour ne pas provoquer la foudre. C’est une tension, une peur installée en permanence, face à l’imprévisible, qui peut survenir à chaque instant. Il y a cette insécurité, et aussi ce doute d’exister vraiment, lorsque personne ne vous reconnaît, présente et vivante.

Mais votre roman est plus que le récit de cette colère. Il parle surtout de l’indifférence vis-à-vis de l’enfant, d’un amour absent, d’un amour paternel qui se refuse, et qui est sans doute encore plus douloureux que cette indifférence. Citons ici deux phrases d’Isabelle. La première : « J’ai vécu dans l’épaisseur de tes silences, mon père, dans leurs angles perdus, à chercher sans cesse si j’en étais la cause. » La seconde : « J’ai été ta fille invisible, mon père, ta fille transparente dont le sort t’importait peu […] ». Comment comprendre ces deux phrases ?

Isabelle vit dans l’attente d’être vue, d’être reconnue par son père qu’elle aime et qu’elle admire. Un mot, un regard peut parfois nous sauver, l’indifférence, le déni sont d’immenses violences, invisibles, impossibles à prouver, à quantifier, mais sources de traumatismes majeurs. Et toujours cette taraudante question, cette culpabilité : pourquoi, qu’ai-je fait ? C’est une quête sans fond, sans fin, qui sont les fondations de sable de toute une vie.

Une autre idée forte qui traverse votre roman est celle du sentiment de survie, du besoin de s’éloigner du milieu asphyxiant de la famille vécu comme unique solution par votre narratrice. « J’ai été la fille qui part, la fille de mauvaise humeur. C’était ça ou mourir […] » Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Oui, vous avez raison, la fuite est son seul moyen de survie, au sens animal du terme. Exister ailleurs, là où elle pourra recevoir le regard qui lui a manqué, le geste d’affection qui la réassure de son humanité. Il lui a fallu cette énergie du désespoir, ce sens aussi de la survie, pour aller chercher ailleurs ce qui lui a été refusé. Mais c’est aussi quelque chose qui trouve ses propres limites, on ne peut être en fuite et en colère toute sa vie, ce sont des affects très douloureux, très destructeurs.

Que disent la présence de la montagne dans votre roman et le métier de guide de haute montagne qui accapare dans la vie du père toute son énergie, toute sa volonté ?   

La montagne s’est imposée en cours d’écriture comme un personnage à part entière, une vraie présence, à la fois réelle et symbolique. À cette histoire dense, forte, rugueuse, je voulais un décor d’une intensité équivalente pour la porter, et la montagne, à la fois somptueuse et dangereuse, est le reflet de cette ambivalence des sentiments d’Isabelle pour son père, admiration et rejet, haine et fascination. 

Un autre thème extrêmement fort est celui de la fraternité. Olivier, le grand frère, et Isabelle, la petite sœur, semblent avoir vécu différemment l’histoire familiale. Quel est ce lien qui les unit et qu’y a-t-il de plus fort entre eux ?

Oui, je suis très attentive à ce qui se vit dans une fratrie, toujours sidérée de voir combien un même événement, une même situation peuvent être vécus, ressentis, métabolisés différemment, en allant de l’oubli, du déni, à la totale réinvention. Ici, le frère et la sœur n’ont pas été confrontés au même père, qui se révèle finalement multiple dans sa paternité, et les deux enfants n’ont pas été exposés aux mêmes choses, aux mêmes réactions, il était donc important pour moi de donner leurs voix à entendre, et cela permet de comprendre les choix de vie qu’ils ont fait par la suite. Nous sommes toujours les héritiers d’une histoire…

Au-delà de ces différences, il existe cette affection forte, ancrée dans les tripes, que personne ne peut rompre, cette confiance absolue de l’un envers l’autre malgré parfois les incompréhensions ou les agacements. Ils sont issus de la même histoire, de la même colère, rien ne peut les séparer.

Et la présence maternelle dans tout ça ?

Vous avez raison de la souligner ! Elle est une présence-absence, qui irrigue l’histoire et détient bien des clés. Cette mère n’est plus, mais pour les enfants, elle est celle qui s’est mise en retrait de sa propre vie pour les protéger du père, pour leur aménager, tant bien que mal, un espace vivable. Sa présence reste palpable dans les murs, c’est toute la puissance du souvenir.

Que dire aussi du thème du deuil comme absence douloureuse de l’être aimé ?
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