Note de lecture d’Evelyne Sagnes (à lire aussi sur son blog Médiapart)
Le chemin d’écriture qu’ Isabelle Flaten emprunte ne consiste pasdu tout à aller sur le terrain de Flaubert, à se mesurer à lui, cela n’aurait ni sens ni intérêt, mais bien au contraire à imprimer sa singularité et d’écrire un roman contemporain, que le lecteur prend comme tel, indépendant… même si à chaque page, Flaubert est présent.
De Flaubert à Flaten, l’espace de deux romans
Souvenir parfois lointain pour beaucoup, le roman de Flaubert est bien installé au panthéon de la littérature. Lu ou pas, il flotte de manière plus ou moins précise dans l’imaginaire collectif. C’est ce qu’on appelle un « monument de la littérature ». Les adaptations et les détournements ne manquent pas depuis sa publication. Jusqu’au projet Bowary, imaginé par Stéphane Nappez (Baraques Walden), qui utilise un outil moderne : le roman en 280 tweets – c’est le sort des « monuments » qui inspirent les artistes, c’est le pouvoir de génération d’un grand texte. Mais le choix que fait Isabelle Flaten est tout différent : elle écrit un autre roman, en marge du chef d’œuvre, ou plutôt elle installe son propre texte au cœur du roman, dans ses ellipses qui laissent libre cours à son imagination. Ce sont les mêmes personnages (à un près), avec les mêmes caractéristiques, la même histoire, mais Charles devient le héros central, et l’autrice imagine tout ce que Flaubert n’a pas dit à propos de Charles.
Précisons qu’il est chez Flaubert le personnage sans lequel rien n’existe : la preuve en est le titre ! C’est bien son nom qui s’inscrit en couverture : Emma est la femme de… Et c’est lui aussi qui ouvre le roman par la fameuse scène de l’arrivée au collège. Si le texte par la suite se focalise sur le personnage d’Emma, il est pour autant bien un élément moteur de la narration.
Déplacer le regard vers lui pour le faire vivre dans l’imaginaire de manière plus ample relève au fond d’une démarche de bon sens… littéraire, s’entend.
Isabelle Flaten se livre donc à l’exercice qu’on appelle en littérature l’écriture sous contraintes. Quel est le défi ? Partir d’un roman existant, lui rester fidèle, tout en imaginant des développements parfaitement compatibles avec l’œuvre d’origine. Mais, se demande-t-on peut-être, quel est l’intérêt ?
Le roman « augmenté » : vertiges de la fiction
Pour qui a lu le roman de Flaubert, il y a ce plaisir d’imaginer qu’on puisse en dire plus que ce que Flaubert exprime. Comme s’il s’était joué du lecteur en lui refusant des détails ou des explications. C’est évidemment complètement fantasmatique, puisqu’il s’agit d’un personnage de fiction et que le romancier n’écrit que ce qui correspond à son intention de créateur et ne cache rien, puisque ce qu’il ne dit pas n’existe pas… Il est tout autant de l’ordre du jeu de la part d’Isabelle Flaten de faire de Charles Bovary le personnage principal et de nous faire croire, à nous lecteurs, qu’elle comble un vide ! On se laisse volontiers duper et embarquer dans cette fiction dans la fiction.
« Et ils disparaissent »
Isabelle Flaten va plus loin encore : qui disparaît donc ? Charles et sa fille Berthe. C’est la dernière phrase de l’avant-dernier chapitre du roman. Charles et Berthe ne sont plus là, mais personne ne sait ce qu’ils sont devenus. Les personnages de roman peuvent s’échapper, et sous la plume d’une écrivaine, suivre un autre destin. En effet, Isabelle Flaten s’évade elle aussi, en écrivaine-démiurge, elle franchit les frontières entre la fiction et la réalité, en faisant apparaître au dernier chapitre de son roman Gustave Flaubert lui-même… et un autre dénouement, le « vrai », c’est-à-dire celui qu’elle invente.
D’autres enjeux
Jeu littéraire, exercice de style, oui. Mais pas seulement.
La temporalité des écritures est fondamentalement différente : Flaubert décrit des situations qui lui sont contemporaines, Isabelle Flaten par définition, non. Donc son texte, tout en étant fidèle en apparence, est complètement nouveau en ce sens qu’il est celui d’une autrice du XXIe siècle et que le regard porté sur les personnages, et en particulier sur Charles est transformé par plus d’un siècle d’Histoire. Il s’opère alors une relecture de Madame Bovary, à la lumière du temps passé, de l’évolution des mœurs. C’est donc aussi une manière de déplacer les questions de société que le roman pose. Être un honnête homme ? Quel sens aujourd’hui ? À quel titre Charles l’est-il ? D’ailleurs qu’est-ce qu’un honnête homme ? Faut-il l’entendre au sens du XVIIe siècle : un homme « de manières et d’esprit agréables en société » ? Un peu anachronique, mais ce serait en effet par antiphrase que Charles serait ainsi qualifié, l’humour d’Isabelle Flaten pourrait bien s’être glissé là… C’est aussi, dès le titre, passer d’Emma à Charles, l’un et l’autre étant cependant définis par leur statut.
Les illusions perdues
Dans tous les cas, Emma et Charles sont des êtres déçus. Le roman d’Isabelle Flaten est d’une certaine manière un contre-champ : si Flaubert présente son héroïne comme une femme dont les romans ont gâté l’esprit, idéalisant la vie, rêvant à un ailleurs inaccessible, Flaten montre un Charles qui perd lui aussi ses illusions, qui voit ses ambitions de construire une famille se déliter peu à peu. Emma n’est pas la seule victime. Sombre réalité où tout est médiocre, inabouti, commun. Flaubert disait dans une lettre à Louise Colet : « Il me faut de grands efforts pour m’imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me répugnent profondément. » Et dans une autre : « Que ma Bovary m’embête ! Je commence à m’y débrouiller pourtant un peu. Je n’ai jamais de ma vie écrit de plus difficile que ce que je fais maintenant, du dialogue trivial ! » Ce ne serait donc pas les personnages qui intéresseraient Flaubert, mais l’écriture elle-même. Illusion perdue aussi pour le lecteur qui s’attacherait à eux et analyserait le roman dans cette perspective. Erreur fatale même, car là n’est pas le but du roman. Et c’est une grande différence et l’une des originalités du roman d’Isabelle Flaten : elle a, si l’on peut dire, de la tendresse pour Charles. En lui donnant une autre place, en éclairant autrement le personnage, elle le rend touchant, elle lui donne chair.
Question de style(s)
C’est encore la correspondance de Flaubert qui nous éclaire sur son projet. Tout le monde connaît la fameuse affirmation, qui estun véritable art poétique : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait lui-même par la force interne de son style. » D’ailleurs, il parle peu des personnages, qu’il a choisis les plus ordinaires possible, et il faut bien dire que l’histoire est d’une très grande banalité. C’est là aussi qu’Isabelle Flaten prend encore ses distances avec Madame Bovary. Non qu’elle n’attache pas la plus grande importance à l’écriture : celle-ci est, comme à l’accoutumée, incisive, avec la recherche de l’expression juste qui fait mouche, le rythme vif des phrases, l’emploi du présent qui participe à la vivacité du propos mais le point de vue romanesque adopté est complètement différent : il s’agit avant tout de faire vivre, littérairement parlant, un personnage, à part entière.
Le défi est donc relevé : la voie choisie par Isabelle Flaten n’est pas du tout d’aller sur le terrain de Flaubert, de se mesurer à lui, cela n’aurait ni sens ni intérêt, mais bien au contraire d’imprimer sa singularité et d’écrire un roman contemporain, que le lecteur prend comme tel, indépendant… même si à chaque page, Flaubert est présent.