Du compte-rendu à l’analyse, L’or des livres (rédigé par Emmanuelle Caminade) est un blog de critique littéraire qui s’intéresse à la qualité et à la singularité des livres sans tenir compte de leur médiatisation. Il ne se limite pas à l’actualité, même s’il privilégie les auteurs contemporains.
Corina Sabău est journaliste, scénariste et romancière. Son troisième roman, publié en 2019 en Roumanie, est le premier à être traduit en français par Florica Courriol, à qui l’on doit la découverte de nombre d’oeuvres marquantes de la littérature roumaine contemporaine – dont plusieurs sont analysées sur ce blog (1).
Et les grillons chantaient se déroule dans la Roumanie des années 1980, dans la dernière décennie de la dictature. Ecatérina, l’héroïne, appartient à l’élite. Elle est instruite et jouit d’une belle situation de responsable de la section Ajustage dans une usine textile, a épousé un beau mari cultivé venant d’une famille aisé et est mère d’une fillette adorable. Mais sous cette illusion d’émancipation et de bonheur, elle n’est pas moins asservie, muselée et aliénée que les pauvres ouvrières sous sa responsabilité le plus souvent issues de la Roumanie profonde, et elle souffre d’une immense solitude. Enceinte d’un deuxième enfant non désiré par son mari, elle sera contrainte, de peur de lui déplaire, à recourir à l’avortement …
Le titre, littéralement traduit, renvoie à une scène du livre où, tandis que chantent les grillons, une femme venant d’avorter se vide inéluctablement de son sang. Il évoque ainsi avec une ironie amère l’indifférence de toute une société au sort tragique imposé aux femmes.
Ce court et percutant roman rappelle en effet le triste bilan de la dictature phallocratique du Conducător qui, dans sa folle politique nataliste, s’était approprié le corps des femmes (2), interdites de contraception et d’avortement : «Le fœtus dans ton ventre est la propriété de l’État». Un État dans lequel les femmes étaient soumises au contrôle gynécologique en entreprise et transformées en suspectes potentielles : «quand on est un mec on peut se permettre toutes les douleurs possibles, mais quand on est une femme, le moindre pincement signifie qu’on n’a pas été sage et on est suspecté dès le plus jeune âge».
Et il éclaire la profonde dégradation morale de cette société sous la dictature, où, criminalisés, les corps blessés des femmes relevaient moins de la sphère sanitaire que policière et judiciaire. Le mari dans ce roman pense ainsi plus à effacer les preuves et réfléchir à ce que sa femme va raconter qu’à la soulager, tandis que les médecins, oeuvrant à charge, s’attachent à collecter des indices et mettre en doute le récit de l’héroïne plus qu’à la soigner avec empathie.
Mais si ce poignant roman introspectif se cristallise sur ces avortements clandestins qui coûtèrent tant de vies – un sujet n’étant plus tabou en Roumanie depuis la chute de Ceausescu (3) – il évoque bien plus largement ce qu’était la vie d’une femme dans ce pays, interrogeant l’image de cette dernière dans la société. C’est même un véritable réquisitoire qui, dans une approche micro-sociologique, démonte le machisme systémique féminicide qui régnait à l’époque dans la société roumaine, toutes classes sociales confondues.
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