©Renaud Monfourny
Jean-Michel Espitallier nous propose l’extrait d’un essai à paraître aux Éditions Pocket, coll. « Agora », en 2022.
Avant de découvrir le texte, une présentation rapide de l’auteur !
Le poète inventeur
Jean-Michel Espitallier est né en 1957. Il est le cofondateur de la revue Java (28 numéros de 1989 à 2006) et a coordonné le numéro du Magazine littéraire sur la « Nouvelle Poésie française » (mars 2001). Depuis 2002 il se consacre exclusivement à l’écriture. Poète inclassable, Jean-Michel Espitallier joue sur plusieurs claviers et selon des modes opératoires constamment renouvelés. Listes, détournements, boucles rythmiques, répétitions, proses désaxées, faux théorèmes, propositions logico-absurdes, sophismes tordent le cou à la notion si galvaudée de poésie en inventant des formes neuves pour continuer de faire jouer tout le bizarre de la langue et d’en éprouver les limites. Il a notamment publié Cow-boy (Inculte, 2020); Salle des machines (Flammarion, 2015) ; Caisse à outils : un panorama de la poésie française aujourd’hui (Pocket, 2006 – nouvelle édition, coll. « Agora », 2014).
Cow-Boy aux éditions Inculte, en 2019. Pour en savoir plus : une émission France Culture Par les temps qui courent, par Marie Richeux.. Deux retours de lecture de l’équipe Désirdelire : celui d’Evelyne Sagnes (blog Médiapart) et celui de Michel Jubin (blog Désirdelire)
En octobre 2020, Jean-Michel Espitallier a publié Centre épique aux éditions L’Attente. Une mini-chronique d’Evelyne ici.
Et voici le texte que nous offre J.M. Espitallier !
Rock’n roll !
On l’attendait depuis des heures. On l’attendait tellement que l’on commençait même à se demander s’il serait là ce soir. Et même que l’on commençait presque à se demander s’il existait vraiment, vu qu’au fond, de lui, on n’avait jamais eu que de la musique, toujours en différé, et des histoires, des racontars, des on-dit, des indices. Et aussi des images. Beaucoup d’images. Comment faire confiance à une image ? Léger soupçon. Et si tout ça n’avait jamais été qu’une machination ? Et s’il n’existait pas ?
Dans la salle éclairée a giorno, le public se répand mollement, fourmilière, tache d’huile. Groupes, grappes, paquets et files indiennes. Des assis, des debout, des qui marchent, des qui attendent, s’attendent, se cherchent, piétinent, des qui s’appellent, se font signe, fument, vapotent, éparpillements et rumeurs. Musique d’ambiance vaguement consensuelle, légèrement hors sujet, un peu comme ce que l’on entend dans les avions après l’atterrissage.
Quand soudain, lumière nuit. Smartphones lucioles. Noir tunnel grand volume, géante obscurité partout. Voûte céleste et plafond haut. Jusqu’aux étoiles. Vague de fond qui fait gronder la foule, cris, sifflements, applaudissements prévisionnels. L’attente vient de changer de nature. Elle s’électrise. Se tend comme un ressort. « Temperature’s rising. » Le show est sur le point de commencer. Tout a été réglé au millimètre, et même le retard est d’une précision d’horloger. Mise en scène au cordeau. Point extrême de tension. Acmé juvénile.
On perçoit parfois dans l’encore obscurité de la scène des silhouettes qui passent devant les diodes, voyants ou moniteurs, présences fantomatiques, ombres chinoises peut-être de ceux que l’on attend, pas-encore-là déjà-là, hors-champ dans le champ. Sont-ils en train de prendre position comme sur la ligne de départ d’une meute de Formules 1 ? À moins que ce ne soit quelque roadie venu vérifier une bricole. Mais même le stagiaire de l’assistant de l’aide de l’adjoint du bras droit du roadie délivre sa part d’enchantement dès lors qu’il a posé le pied dans la bulle magique. Surtout si, à son cou, pendouille un pass all access, cette médaille aux pouvoirs surnaturels.
Et puis, ce qui devait arriver finit par arriver. Le voici ! Le type qu’on attendait depuis des heures et que l’on commençait presque à ne plus attendre vient de surgir sur scène, flanqué de ses trois ou quatre faux amis que l’on commençait presque à ne plus attendre, soumis au tir d’artillerie des rangées de projos qui font comme des mâchoires de monstre électrique. Épiphanie avec des murs d’amplis. Il est là, tout-puissant, tout entier, tout en vrai, tout en lumière, mais plus grand, ou plus petit, ou plus gros, ou paraissant plus jeune, plus vieux, moins pire, bien mieux, moins bedonnant, ou plus beau, en meilleure forme, moins souriant, ou moins svelte, mieux coiffé, ou mieux décoiffé, ou plus destroy que sur YouTube et les douze mille photos que l’on a vues de lui depuis cinq, dix, vingt ans et peut-être cinquante puisque le rock est désormais entré dans le temps long. Il existait donc bel et bien. Ça n’était pas une chimère ! On voit enfin de près (disons, de pas trop loin) du son, des voix, des guitares et même des larsens qui font comme un supplément d’effet de réel, garantie magique du live, petit fait vrai. La sonorisation de la photo muette. Le 3D chair et os des vidéos. Le point le plus avancé, le plus incarné de sa biographie que l’on connaît sur le bout des doigts. Instantanément, le voilà qui saute à pieds joints dans tout son feuilleté d’images, le corrige et le continue.
On en a plein les yeux. Il est un corps. Il est en corps : bouche, muscles, veines, tremblements. Surgissement incarné de ce qui se fabriquait dans l’invisible du microsillon ou du CD ou du smartphone ou de ce que vous voudrez vu qu’aujourd’hui la musique est partout et sans doute prochainement dans une puce greffée directement dans nos oreilles, et sans doute prochainement vaporisée directement dans l’air. Une révélation. On voit enfin en vrai, chair, os, tremblements sous perfecto, tee-shirt jean baskets, costard lamé ou panne de velours, ces types qui fabriquent, ailleurs mais rien que pour nous, du bonheur et de l’excitation livrés à domicile. Nos plaisirs solitaires exhibés sans complexe devant 20 000 personnes ! En un sens c’est un peu indécent.
On voit enfin en vrai de vrai de près ces tigres de vinyle, ces héros tout-streaming. Est-ce un atout supplémentaire ? Oui. Mais en fait non. Mais oui quand même. Disons oui et non. Tant qu’on n’avait pas vu… Passons.
On est parfois si loin de lui (il est parfois si loin de nous) que l’on ne voit qu’un tout petit bonhomme, entouré de tout petits bonshommes, sortes de Polly Pockets animés – heureusement qu’il y a les écrans géants qui font comme une soirée télé entre amis. En général, il dit bonjour dans la langue du pays, prononce quelques mots bien sentis, marrants sympas quoique syntaxiquement pas toujours très élaborés (« Jé souis twrès zeureux d’ouêtre e Paôris cé soi’, melgreï que le plouie ! » / « Djag aar micke ghlad att whara i Stockholm ee kväll, trots tchülann ! », etc.), s’adresse en réalité à la ville où il se trouve (« Bonsoir, Bruxelles ! » « Hi, Chicago ! », « ¡ Hola, Barcelona ! », etc.), et tout ça est tellement bien rôdé que c’est déjà le début du spectacle. Il est là. Il est regardé. Il est en vue : c’est son métier. Pour enrayer, en s’en moquant, cet effet de dévoilement et mettre un peu d’autodérision sur ce phénomène de célébrité, c’est-à-dire de reconnaissance, Johnny Cash ne manquait jamais d’introduire ses concerts d’un ironique : « Hello, I’m Johnny Cash ! »
Le rocker est un cumulard – et c’est pareil pour quiconque se met dans le champ de vision de plus de cent personnes à condition de donner du plaisir (acteur, sportif, etc.). Il doit : 1. Faire le job grâce auquel il en est arrivé là : guitariste plus vite que la musique ou abrasif minimal comme personne, bassiste à doigts d’araignées sauteuses ou paresseux mollassons avec un truc spécial, batteur très haut débit ou à cadence tortillard géniale, chanteur à trois octaves ou à deux notes éraillées à l’or fin, sculpteur sur perles et souffleur de diamant. 2. Surtout, travailler sa posture, son look, rester dans les clous de sa légende, valider sa réputation, nous resservir son histoire sur un plateau, coïncider avec l’image que l’on se fait de lui et qui est l’image qu’il s’est fabriquée pour nous. C’est bien connu, le rock’n roll est d’abord une attitude. Galerie d’icônes, catalogue de gestes. En 1975, John Lydon alias Johnny Rotten est recruté par Steve Jones au sein des Sex Pistols sur la bonne foi de son look, de sa posture de mec un peu dérangé qui s’est teint les cheveux en vert et arpente King’s Road avec un tee-shirt « Pink Floyd » sur lequel il a griffonné « I Hate ». Ses compétences musicales ? Ça n’est pas le sujet ! (« Je les trouvais tellement mauvais que ça les rendait géniaux » racontera leur manager Malcom McLaren.) Engagé ! Lorsqu’il découvre Meet The Beatles, à l’âge de 7 ans, la première chose qui vient à l’esprit de Lee Ronaldo, le futur guitariste de Sonic Youth, est de se ruer sur une raquette de tennis pour « faire comme » John Lennon et travailler sa posture de guitar heroe.
Une attitude mais aussi un patrimoine, un patrimoine mondial, nous allons y revenir. Pour les groupes ayant atteint l’âge adulte (voire pire), il s’agit donc de réactiver l’objet patrimonial qu’ils ont contribué à ériger – un peu comme l’encombrante armoire de grand-mère que l’on conserve parce qu’elle nous rappelle de jolis moments de notre enfance, parfum de lavande et grincements réglementaires (« ah, si elle pouvait parler ! »). Continuer l’histoire, donc, ou plutôt la rejouer en merveilleux surplaces. Dans le genre si-vous-avez-manqué-les-épisodes-précédents. En 2007, à Bercy, les Who projettent en fond de scène des films de concerts des Who tournés trente-cinq ans plus tôt. L’avenir juste derrière eux. […]
(Extrait d’un essai à paraître aux Éditions Pocket, coll. « Agora », en 2022)