Ultramarins, Mariette Navarro

Portrait : © Philippe Malone


Quidam EDITEUR.

.
Nous avons vraiment beaucoup aimé ce texte,
singulier, poétique, prenant et surprenant.


La quatrième de couv’
À bord d’un cargo de marchandises qui traverse l’Atlantique, l’équipage décide un jour, d’un commun accord, de s’offrir une baignade en pleine mer, brèche clandestine dans le cours des choses. De cette baignade, à laquelle seule la commandante ne participe pas, naît un vertige qui contamine la suite du voyage. Le bateau n’est-il pas en train de prendre son indépendance ?
Ultramarins sacre l’irruption du mystère dans la routine et l’ivresse de la dérive.

L’auteure
Mariette Navarro est née en 1980. Elle est dramaturge et intervient dans les écoles supérieures d’art dramatique. Depuis 2016, elle est directrice avec Emmanuel Echivard de la collection Grands Fonds des éditions Cheyne, où elle est l’auteure de deux textes de prose poétique,  Alors Carcasse (2011, prix Robert Walser 2012), Les Chemins contraires (2016). Et chez Quartett de 2011 à 2020, des pièces Nous les vagues suivi de Célébrations, et de Prodiges, Les Feux de poitrine, Zone à Étendre, Les Hérétiques, Désordres imaginaires.
Ultramarins est son premier roman.

Un extrait
D’abord ils tracent un cercle pour en être le centre. Un grand cercle englobant tout : le bleu, ses masses noires, ses crépitements blancs. Borné par rien d’autre que l’horizon devenu rond.
Depuis le bateau, ils tracent un cercle avec leurs yeux.
Ils espèrent le silence.
Leurs regards se perdent sur la courbe qui les entoure.
Ils espèrent l’abstraction. Ils font de ce rond bleu un tissu rigide, un sol où faire leurs premiers pas. Ils plissent les paupières, maintiennent l’illusion jusqu’à l’apparition d’une vague, un clapotis qui de nouveau rend tout liquide, profond.
Ils tracent un cercle à la surface, on dirait qu’ils prennent la mer pour du papier, leurs bras pour les compas de leur enfance. Ils ne se posent pas la question de ce qu’il y a en dessous, ils recherchent la perfection du cercle et de la plongée en son centre. Ils imaginent les ondes concentriques que produira leur minuscule corps humain. Ils croient qu’on peut plonger dans un miroir sans être engloutis par la vague, disparaître du côté du monde où la lumière ne passe plus.
Ils espèrent le silence en coupant les moteurs : c’est sans compter sur le jeu de l’eau, ses battements sur la coque, la revanche du bruit du vent une fois les machines éteintes. Alors tout ce qui grince et souffle n’est plus dû qu’aux forces mécaniques, aux rafales, aux masses d’eau, à l’acier balloté par la houle et aux respirations des hommes en réponse à ces grands chuintements.
Quand les moteurs s’arrêtent, ils perdent l’équilibre qu’ils avaient fini par trouver, ils sont rétrogradés dans leur apprentissage, ils redeviennent chiens fous se cognant partout, vomissant leurs tripes, mais ils sentent comme une euphorie d’en être arrivés là.
Tous sortent de leur cabine à l’heure convenue, sont fidèles au rendez-vous, pas un ne s’est posé la question de faire faux bond. Ils ne sont libérés bien sûr de rien, encore moins de l’inquiétude. Tendus, ils guettent la moindre anomalie, l’embarcation qui penche ou craque, une infiltration peut-être. Incertains de pouvoir déceler le danger quand il y en aura un. Dépourvus de leurs réflexes. Pour se détendre, ils font de ce vacarme vidé de toute habitude une musique.
Ils n’ont plus de métier quand ça s’arrête, plus de trajectoire programmée. Ils n’ont plus beaucoup de connaissances quand ils quittent les tableaux de bord. Sans chaussures le long des coursives ils perdent de l’assurance, mais ils aiment comme le soleil les brûle. Ainsi commence le travail des sensations.
Ils se retiennent de glisser en se moquant d’eux-mêmes, ils font de leurs déséquilibres un nouveau jeu. Dans le tangage, ils se suivent sans commenter, posent leurs mains sur le froid des rambardes pour se rassurer : sensation connue. Ils rient un peu du frémissement identique qui se met à les parcourir, tous.
Ils avancent sur les ponts vers un des canots en mesurant leur degré d’inconscience, en effleurant la question de la nécessité, mais ils exécutent les gestes prévus : déplier les échelles, s’agripper aux cordages, se découvrir d’autres muscles dans la tension des bras. Se préparer à descendre vers la mer.
Ils se penchent et regardent, mesurent la dizaine de mètres qui font qu’ils surplombent encore l’eau. Pour l’instant, le métal de la coursive est encore un morceau de terre où marcher les pieds secs. D’un œil, ils vérifient le beau fixe programmé du ciel, dans un reflet turquoise, tout doucement, ils se rassurent.
Le passage des Açores a été le signal, le dernier contact avec la terre. Ils ont attendu de ne plus être en vue d’aucune côte, d’aucun bateau lancé dans son commerce. Ils ont débranché les radars. D’ici,- aucun oiseau ne pourrait relayer la nouvelle de leur présence.
Ils s’assoient côte à côte dans un des canots, parce que la question ne se pose plus de passer de l’idée à l’acte, maintenant qu’ils ont atteint cette parfaite région d’eau calme, celui qu’ils évoquaient ces derniers soirs sur le pont sous la lueur de la lune. Ils s’étonnent des promesses qu’ils se sont faites si légèrement, mais ils se laissent descendre jusqu’à l’eau, jusqu’à ce qu’un petit choc leur signale qu’ils y sont. à quelques centimètres de la surface ils n’ont plus qu’à passer les jambes pardessus bord. Tout, maintenant, peut commencer.
Abyssal plain. Ils se souviennent de cette indication sur la carte, de cette alliance de mots, poétique et effrayante, quand ils imaginaient que le fond les aspirait en ses lieux les plus sombres. Ils pensaient à ceux qui y plongent, rêvent d’y marcher, exploit plus rare que d’arpenter la lune.
Eux n’ont des souvenirs que de baignades de plage, entrée prudente dans le bord des vagues, villégiature surveillée, maillots adéquats, torpeur et écœurement léger du sommeil en pleine chaleur. Ou peut-être de rivière, les pieds rencontrant les cailloux et l’équilibre à garder malgré la sensation de coupure.
Alors, les deux pieds au milieu de rien, et tout le corps qui suit.
Tout en haut, à la passerelle de commandement, des doigts ont tapoté sur des jumelles, quelques longues inspirations ont été prises. Pas un mot de dit avant d’être dehors, puisque le moindre son était enregistré. La position a été vérifiée, et les radars, avant d’être éteints, ont confirmé qu’aucune embarcation n’approchait du cargo. Une cigarette a été fumée aux premiers instants du tangage, signe d’une fébrilité, ou bien d’une jubilation.
Depuis la passerelle on a stoppé l’élan, piqué le cargo au centre du rond de tissu et fait, des tonnes de métal, un papillon mort, cloué, magnifique.
Ils commencent donc par là. Par la suspension. Ils mettent, pour la toute première fois, les deux pieds dans l’océan. Se glissent dans l’eau. à des milliers de kilomètres de toute plage.
Personne ne le saura jamais, mais c’est maintenant qu’ils naissent, de l’air vers l’eau, expulsés volontaires de leur condition verticale et de leur âge. L’espace d’une seconde ils renversent l’ordre des choses, peut-être que quelque part des oiseaux prennent leur envol à l’envers ou qu’une rivière, d’un coup, remonte à sa source : voilà ce qu’ils pressentent, en vrac, et chacun dans sa langue.
Dans la cambrure parfaite de l’horizon, comme naissance c’est beaucoup plus réussi que la première fois, entre les murs carrés d’un hôpital, il y a vingt ans, trente ans, quarante ans, quelque part en Europe. Ils naissent adultes et de leur plein gré, les pieds en avant, les bras le long du corps, et dans la gorge un chant retenu, un cri débutant.
Ils glissent dans l’eau. Pointe des pieds puis corps entier, douleur vive de la fraîcheur et du sel qui brûle comme s’il était plus cuisant au contact des peaux. Cages thoraciques compressées par l’immense océan : on dirait que la masse énorme, et par endroits grise, ne se laisse pas pénétrer si facilement, il n’y a qu’à voir comment, depuis le départ, elle referme systématiquement l’eau derrière le cargo qui pourtant met toute sa force pour la fendre. On ne la déchire pas comme un tissu, on n’y laisse pas d’empreinte comme dans le sable ou dans la neige. En y plongeant on se condamne à l’invisibilité. En glissant, ils se demandent s’ils peuvent tous ressentir la même chose, si l’océan joue aussi ce rôle-là, de relier les esprits entre eux quand les corps s’y ébattent, de conduire les impressions comme la foudre. Au moment de toucher l’eau, ils forment une équipe dans l’exaltation, pour un peu ça illuminerait les profondeurs marines, ce courant qu’ils ont l’impression de faire jaillir de chacun de leurs gestes.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *