Le projet Bowary (V, Fabrice Chillet)

En 2021, dix autrices et auteurs réduisent Madame Bovary en 280 tweets,
à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Flaubert.

Le projet est porté par l’association Baraques Walden,
en partenariat avec le festival Terres de Paroles et le Département 76.

Le projet Bowary est labellisé Flaubert 21,

bicentenaire de la naissance de l’auteur de Madame Bovary.


Quatre autrices et six auteurs, une bande à l’assaut de Madame Bovary, c’est le projet #BOWARY.


« Car BOWARY, c’est nous ! »


Au tour de Fabrice Chillet

Photo: Florence Brochoire

du 21 mai au 17 juin | 113 à 140

113. Après les Comices, Rodolphe délaisse Emma pour un fusil à percussion Lepage. Une arme à double canons juxtaposés, avec crosse à tête de cerf couronnée. Pendant six semaines, il rafle bécasses, perdrix, alouettes et cailles, à la volée, sans se soucier des chasses gardées. 

114. Mais un soir, de chasse las, monsieur Boulanger de la Huchette remise son Lepage et revient à Emma, sa palombe de Yonville. L’oiseau est au nid. Rodolphe surprend alors la pâleur de la dame, bien plus aguichante que le rouge rubis ou brun du sang des gibiers refroidis. 

115. Rodolphe abuse de l’appeau qu’il conserve en poche dans toutes les occasions. Un modèle à bouche, en bois de hêtre du Jura. Il souffle et siffle autant qu’il peut en roucoulant. Si bien que la palombe cède comme un vulgaire choucas. Touchée à l’orgueil. La pire des plaies.

Appareil génital du blaireau

116. Aucun ouvrage de vénerie n’indique que l’appeau à palombe attire aussi le blaireau. Pourtant, voilà que Charles paraît. Rodolphe siffle « Bonjour, docteur ». Classé dans la catégorie des bêtes puantes, le taisson capitule vite, grisé par la douce mélodie de la flatterie.

117. On cause un peu, des humeurs et du teint de la dame. Le médecin, l’époux légitime, s’inquiète. Le Boulanger, le prétendant empressé, pose le diagnostic et dresse l’ordonnance. De l’exercice ! Au grand air, vite ! A cheval, aussitôt ! Emma hésite. Comment faire sans amazone ?

118. Pour l’escapade, Charles fournit la tenue et Rodolphe le cheval. Emma porte juste une culotte sous la jupe d’amazone qui tombe à plat sur les hanches. Un corsage ajusté, à petit collet simple de bon goût. Femme moderne à l’allure sportive, prête à monter sans enfourcher.

119. Rodolphe, pour impressionner Emma, a choisi d’engainer ses mollets fermes dans de longues bottes molles. Il porte aussi un grand habit de velours et une culotte de tricot blanc. La selle en peau de sanglier est pour monsieur. La selle en peau de daim jaune pour madame. 

120. À son passage, le bel équipage attire tous les regards. Justin et Homais sont aux premières loges. La petite Berthe, à la fenêtre. La gamine envoie un baiser tandis que la mère salue d’un coup de cravache. Au galop ! Loin de ce village minuscule, de cette vallée enterrée.

121. Pied à terre. En forêt, parmi les fougères, Rodolphe ne pense plus qu’au bas blanc d’Emma. La proie facile. Mais Boulanger de la Huchette tient son rang de particule. Pas le genre à piéger comme un ordinaire colleteur. Il roucoule dans l’appeau. Mon amie, ma sœur, mon ange.

122. La palombe s’affole, prête à s’envoler. Rodolphe la rattrape, une main posée sur la taille, l’autre lui agrippant le cul. Gare tout de même à ne pas l’éreinter. La cajoler plutôt, dans le sens des plumes. Le jabot gonflé. Emma, Emma ! Rodolphe, Rodolphe ! La messe est dite.

123. Le silence tombe. Tandis qu’Emma boit du petit lait, Rodolphe fume. Après les débats, il a mérité son cigare, même si ce n’est qu’une contrefaçon de Havane. Car il n’est rien d’égal au tabac, la passion des honnêtes gens. Rodolphe ne pense pas mieux que le valet de Dom Juan.

124. Charles ausculte sa femme à son retour. Le pouls est un peu rapide mais la mine est bonne. Le traitement est efficace. Il faut donc poursuivre. Pour les promenades, une pouliche d’occasion fera l’affaire. Emma s’en moque. Peu importe la monture, seul compte le cavalier.

125. Emma Bovary a son amant. Elle rêve en bleu et en rouge. La passion amoureuse anime les personnages garance de la toile de Jouy qui couvre les murs. Les badinages, les abandons. Et ces chevauchées fantastiques, quand les veneurs et les chiens forcent la biche au bat-l’eau.

126. C’est l’heureux temps de la baisade et des serments. Adieu la palombe mélancolique. L’hirondelle à queue d’aronde fuit son blaireau dès que possible. Intrépide, on la retrouve à travers champs. Toujours voletant, vive et empressée. Impatiente de surprendre son amant au lit.

45 tours étrusque

127. Emma envolée, Rodolphe lit un ouvrage acheté à Paris, chez un libraire de la rue Hautefeuille. Le nouveau manuel du chasseur. Dans son avant-propos, l’auteur, Monsieur de Mersan, évoque Buffon qui prétend que l’exercice de la chasse doit succéder aux travaux de la guerre.

128. Une crainte affleure chez les amants. Et si le blaireau avait flairé l’aventure ? Il faudrait peut-être ressortir le fusil à percussion Lepage. Comme dit le manuel, la chasse est « le seul délassement sans mollesse, qui donne un plaisir vif sans langueur et sans satiété. »

129. Emma perd la tête. Elle imagine une traque à pas lents, sournoise. La voilà comme une caille qu’on force à se jeter dans le filet, le tramail, tendu entre les sillons d’un champ. Les chiens de Yonville, les furets sur ses talons. Elle scrute, elle blêmit, elle tremble.

130. Au détour d’un chemin, Emma est tenue en joue par le capitaine Binet, Diogène pétochard, grelottant au fond de son tonneau. Le percepteur, un peu sot, a confondu la palombe avec un canard sauvage. Il faut dire aussi qu’avec ce crachin normand ! Il y a de quoi se méprendre.

131. Binet était pourtant dans les meilleures dispositions pour un tir au cul levé. Il n’est jamais agréable de rentrer la carnassière vide. Mais il sait que pour les gros oiseaux d’eau, il ne faut pas hésiter à doubler le coup avant qu’ils ne se cachent sous les joncs du marais.

132. Emma n’est pas sortie d’affaire, certaine d’avoir été confondue. Et justement, revoilà Binet chez Homais, à l’affût de la femme adultère. Le pharmacien prépare des potions pour dérouiller les garnitures de Binet, gâtées par l’humidité. Affligeante confrontation. Il sait!

133. Emma ne renoncera pas à son Rodolphe, son playboy en toile de Jouy. Il faut mieux se cacher du monde. Mais où trouver une retraite sûre, une tanière à Yonville ? Alors, les amants sauvages baisent en pleine nature et jouissent plus fort à chaque claquement sec de roseau.

134. Parfois, pour échapper à la pluie, le couple se réfugie dans le cabinet de consultation de Charles. Rodolphe exulte, échauffé par le vent du blaireau. Cette odeur fétide exhalée par l’animal nuisible aux jambes courtes, au poil rude, à la queue courte. Où sont les pistolets ?

135. Et puis, non. Bas les armes ! Le rampant ne vaut même pas la poudre à brûler pour l’achever et traverser sa cuirasse de graisse. Rodolphe ne veut pas la mort du cocu. La chasse aux nuisibles revient aux roturiers au service du prince. Rodolphe ne se salira pas les mains.

136. L’amant réalise tout à coup que la traînée sentimentale aboutit au piège. Un beau et tendre traquenard. Malgré lui, Boulanger de la Huchette a suivi la passée, jonchée de mèches de cheveux et de miniatures. Il se sent pris à la glu, le fil à la patte, avant l’anneau au doigt.

137. Le plaisir de la chasse laisse vite place à la lassitude et à l’ennui quand le gibier d’autrefois n’est plus qu’un animal de compagnie. L’oiseau déluré et hardi ne songe même plus à s’envoler aujourd’hui. Adieu la ravissante lascive, remplacée par un sage serin des Canaries.

138. Dommage ! Emma est pourtant si belle. Elle mériterait d’être embaumée. Sans doute Homais connaît-il la recette originale du savon arsenical composée par le célèbre savant naturaliste Bécœur. Le préservatif idéal, capable de rendre les histoires naturelles incorruptibles.

139. Quelle déception pour Emma aussi. À force d’être moins tendre, moins fougueux, Rodolphe revêt les habits du mari. Une vilaine odeur de blaireau tout à coup. Alors, après les espoirs viennent les regrets des joies simples d’autrefois, entre la ruche à miel et les écuries.

140. Emma se ravise, se repent. Entre deux blaireaux, le choix est vite fait. Elle préfère le docteur au chasseur, le mari à l’amant. Celui qui sauve des vies, à celui qui tue. Encore faudrait-il que Charles se distingue un peu, accomplisse un exploit pour que le cœur palpite.

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