Éric Pessan

© Richard Dumas

Éric Pessan nous propose un chapitre de son prochain roman,
Qui verrait la Terre de loin.
À paraître chez Fayard.


Eric Pessan est né en 1970 à Bordeaux, il vit dans le vignoble nantais. Il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages : des romans, des pièces de théâtre, des textes destinés à la jeunesse, des livres réalisés avec des plasticiens. Il est membre du comité de rédaction de la revue Espace(s). Pour l’écriture de son roman Qui verrait la Terre de loin, il a obtenu une bourse de résidence de la région Île de France afin de travailler avec l’Observatoire de l’espace, le laboratoire art/science du Centre National d’Études Spatiales.



Sur remue.net, on peut lire le journal de résidence de l’auteur au CNES.
Une manière d’entrer dans la genèse du roman et de comprendre le projet..
Il vaut la peine de prendre le temps de s’y plonger !


L’extrait

J’ai repris la lecture de romans de science-fiction, genre que j’avais un peu trop délaissé depuis la fin de mon adolescence. Ce que je cherche maintenant dans cette littérature de l’imaginaire, ce ne sont plus les dystopies sociales à la lecture desquelles je me suis forgé mes convictions politiques, ni les récits d’apocalypses – le train fantôme n’est plus une attraction spectaculaire, il est notre présent. Ce que je cherche, en définitive, c’est de l’utopie. Une utopie que partout alentour je peine à trouver. Le monde me déprime. Reste le merveilleux d’autres réalités possibles, le frisson, l’exaltation.
Il fut un temps où chercheurs, savants, inventeurs et philosophes incarnaient les utopies, ils carburaient au désir d’aller voir ailleurs si quelqu’un y était, ils polissaient les lentilles de leurs lunettes astronomiques, se perdaient en d’innombrables conjectures, s’empressaient de relier les points pour que le dessin achevé ressemble à celui qu’ils avaient en tête. J’ai pour eux une infinie tendresse, peut-être justement parce que leurs erreurs crèvent les yeux, parce qu’à les lire ou les étudier la première chose qui apparait aux modernes que nous sommes ce sont les filtres derrières lesquels ils cherchaient à déchiffrer les énigmes de l’univers. Ils sont d’un autre temps, ils veulent nouer la science avec la philosophie et la religion pour accrocher une corde à un coin de la Lune, ils ont des ambitions qui prêtent à sourire, mais ils m’émeuvent parce qu’ils n’ont pas attendu qu’une chose existe pour s’en servir, parce que j’ai l’impression que – comme moi – ils ont cherché une porte dérobée pour fuir les limites du monde. Certains rêves ne cicatrisent jamais.

            De l’homme – par exemple – qui observe avec attention la planète Vénus à l’aide d’un télescope bricolé je ne sais presque rien, à peine quelques dates et quelques actes. Il est plutôt trapu, nerveux en gestes comme en paroles, son front est plat, son cou curieusement court si j’en crois les rares portraits que j’ai pu glaner çà et là dans le foutoir de l’Internet. Assurément, il doit être chaudement vêtu pour se livrer dans la fraicheur nocturne à l’observation des étoiles, redingote boutonnée jusqu’au cou, foulards, mitaines aux doigts et – sans doute – une couverture de laine jetée sur les épaules. Cet homme qui ne fera que passer dans ce livre se nomme Franz von Paula Gruithuisen, il est médecin et allemand, né à Burg Haltenberg en 1774, mort en 1852. La science garde de lui l’invention du lithotriteur, appareillage permettant de broyer les calculs urinaires et de les éliminer par voies naturelles sans recourir à la chirurgie, ainsi qu’un curieux traité intitulé De l’existence du sentiment dans les têtes et les troncs des décapités que je n’ai pas eu la curiosité de lire, effrayé à l’idée qu’il décrive bien ce que son titre laisse supposer. Le bonhomme s’intéressa aussi aux tremblements de terre et à l’espace puisqu’il rédigea plusieurs textes sur les comètes, la Lune, et cartographia avec grande précision la planète Vénus, précisément celle que – ce soir – il observe, allant de sa lunette à son carnet de travail, découvrant des bougies pour noter ses relevés, en masquant ensuite la lumière pour éviter les lueurs parasites faussant les observations. La nuit est claire, sans aucun nuage, c’est-à-dire froide, il travaille avec minutie et précision.
Ignoré de la plupart des encyclopédies, pratiquement absent de l’Internet francophone, on trouve mention de Gruithuisen sur quelques sites allemands (langue que je ne maitrise pas) et anglais. Peut-être aurait-il dû s’en tenir à la médecine puisque ce qui me le rend attachant c’est l’ardeur avec laquelle il fit fausse route dès qu’il s’agissait de tirer des enseignements de ses observations. Ainsi, le bon docteur bavarois confondit un cratère lunaire avec les traces des remparts d’une ville disparue qu’il baptisa Wallwerk.
Il ne se contenta hélas pas de dessiner des cartes de Vénus qui firent autorité durant de longues années, il observa également une aurore boréale dans son atmosphère et en déduisit tout naturellement que la population tirait des feux d’artifices pour fêter l’avènement d’un nouveau roi.
L’obstination avec laquelle ses analyses démentent ses observations me touche : plus il contribue par ses relevés rigoureux à cartographier notre système solaire, plus ses conclusions sont délirantes. Il y aurait là une généralité à tirer, un syndrome Gruithuisen menaçant les analystes, scientifiques et intellectuels qui concluent trop vite que l’on tire des feux d’artifices dans le ciel de Vénus lorsqu’ils entrevoient de lointains miroitements.
S’il revient à Franz von Gruithuisen d’apparaitre dans ce livre, c’est qu’il y sera chez lui parmi les foules bigarrées de celles et ceux, farfelus ou draconiens, qui ont levé les yeux au ciel à la recherche d’un regard qui réponde au nôtre, voire – à l’heure où l’on nous explique que nos jours en ce monde sont comptés – avec l’espoir de trouver une planète de secours où exporter notre folie.
Dès qu’il a compris qu’il vivait sur une bille catapultée dans le ciel, l’homme a échafaudé des plans pour s’en échapper. Il a lancé des cailloux vers les nuages ; il a écouté les étoiles en espérant entendre le son d’une voix amicale ; il a regardé les planètes non pour ce qu’elles sont mais bien pour ce qu’elles pourraient lui rapporter ou pour ce qu’elles pourraient abriter de vies semblables à la sienne ; et il s’est posé la question d’aller vivre ailleurs, quitte à déclarer la guerre aux extraterrestres pour conquérir de nouveaux territoires.
De l’Antiquité à la première moitié du XX° siècle, l’homme a cru l’univers peuplé d’autres civilisations. Au premier siècle avant l’ère chrétienne, Lucrèce écrivait : Tout cet univers visible n’est pas unique dans la nature, et nous devons croire qu’il y a, dans d’autres régions de l’espace, d’autres terres, d’autres êtres et d’autres hommes. Un siècle plus tard, Jean l’évangéliste rapporte une parole bien mystérieuse de Jésus : Dans la maison de mon Père il y a beaucoup de demeures sur laquelle les théologiens n’en finissent pas de gloser. Je me garderai bien d’émettre une opinion sur cette phrase, celles et ceux qui veulent y entendre la preuve qu’il existe une multitude de mondes habitables ou habités dans l’univers n’ont pas besoin de mon avis. Ce qui me fascine, c’est cette obstination à chercher partout les preuves que nous ne sommes pas seuls. Le sage montre la lune et je veux bien être l’imbécile qui regarde le doigt en m’interrogeant sur les motivations du sage.
Après avoir été l’apanage de deux nations (Etats-Unis et Russie) rejointes par l’Europe, le spatial s’ouvre à de nouveaux états, le 3 janvier 2019 la Chine a posé une sonde sur la face cachée de la Lune, le 7 septembre de la même année, la mission indienne Chandrayaan-2 a échoué de peu à déposer un atterrisseur nommé Vikram sur la surface de notre satellite. La technologie de pointe n’est plus entre les mains de rares élus. Et le privé s’en mêle. Lorsque je lis dans les journaux que le milliardaire Elon Musk a envoyé une voiture de la société Tesla qu’il a fondé dans l’espace, je peine à me départir d’un sentiment d’irréalité. C’est donc ça le grand frisson métaphysique qui nous saisit lorsque nous levons les yeux vers l’immensité spatiale ? Une campagne de pub coûteuse pour une voiture envoyée vers l’orbite martienne ? SpaceX, Amazon comme Virgin développent le tourisme spatial à toute vitesse et proposeront bientôt des vols en orbite pour riches plaisanciers. La terre nous a été confisquée par la finance et la spéculation afin qu’une poignée de milliardaires s’enrichissent au-delà de toute mesure, l’espace n’est pas loin de suivre ce chemin. Après s’être goinfré de notre monde, l’estomac des milliardaires souhaite bouffer les étoiles. Alors, avant qu’il ne soit déjà trop tard, j’ai envie de rêver, oui, j’ai envie d’ouvrir un musée des doux dingues qui ont conversé avec les étoiles, des Gruithuisen persuadés que des rois observaient des feux d’artifice sur Vénus, des ingénieurs qui ont imaginé comment se libérer de la gravité et des fous furieux qui sont montés dans une caisse métallique visée au sommet d’une bombe pour se propulser au-delà de notre atmosphère. J’ai la certitude d’avoir plus de choses à partager avec eux qu’avec Elon Musk, Jeff Bezos ou Richard Branson.



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