Anne-James Chaton nous donne à lire un passage de son prochain livre,
Populations en cours d’écriture (à paraître aux éditions P.O.L)
Anne-James Chaton est né à Besançon en 1970. Il vit et travaille à Paris.
Il a publié plusieurs recueils aux éditions Al Dante et a rejoint le label allemand Raster-Noton en 2011 avec Événements 09 puis Décade, publié en 2012. En 2016, il publie Elle regarde passer les gens aux éditions Verticales et reçoit le prix Charles Vidrac de la Société des Gens de Lettres. En 2019, il rejoint les éditions P.O.L avec L’affaire La Pérouse, puis Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy en 2020 (ici une vidéo où l’auteur explique la genèse de son livre).)
Les travaux plastiques de l’auteur ont fait l’objet de nombreuses expositions en France et à l’étranger.
Anne-James Chaton a été lauréat de la Villa Kujoyama en 2008.
Il est pensionnaire de la Villa Médicis – Académie de France à Rome en 2020-2021.
Dans Populations, Anne-James Chaton dresse le portrait des peuples d’aujourd’hui dans les yeux des écrivains d’hier. L’auteur relit de grandes œuvres de l’esprit, autant fictionnelles que scientifiques, et y prélève matières à composition de courts récits ou analyses saisissants les caractères essentiels de nos contemporains. Ainsi peut-il nous dire ce que sont les allemands en re-mixant Etre et Temps de Martin Heidegger, quelles espèces d’Anglais habitent l’Angleterre en réécrivant L’origine des espèces de Charles Darwin, dans quel monde vivent les italiens d’après une relecture de L’histoire naturelle de Pline l’Ancien, quelles vies rêvées vivent les autrichiens d’après L’interprétation des rêves de Sigmund Freud.
Anne-James Chaton réalise ainsi un tour du monde, voyageant au Sénégal en compagnie de Léopold Sedar Senghor, au Japon avec les haïkus revisités de Bascho, en Amérique du Nord sur les routes judicaires de Charles Reznikoff ou au Guatemala avec Miguel Angel Asturias.
Le livre à paraître aux éditions P.O.L rassemble quinze populations des cinq continents.
Les Italiens
Le jour de sa naissance
L’italien naît nu sur la terre nue.
C’est à cet instant que l’on sait
Si c’est une fille ou un garçon
Ou un enfant aux deux sexes
Celui-là étant toujours une surprise.
Il est livré aux vagissements et aux pleurs
ÉTENDU pieds et mains liés.
Il commence la vie par des supplices,
Et ne connaît le rire pas avant le quarantième jour.
Il ne sait rien spontanément que pleurer
Et ne sait rien sans l’apprendre
Ni parler
Ni marcher
Ni se nourrir.
C’est à l’italienne qu’il revient de tout lui apprendre.
D’ordinaire elle mère à sept ans
Et vieille à quarante.
Certaines n’accouchent qu’une fois
D’autres donnent naissance à des jumeaux
Et même à des trijumeaux
On raconte qu’une italienne
Accoucha de sept enfants à la fois.
Le temps de gestation de l’italienne est variable
Il peut aller de sept à huit mois
Et même au-delà
Jusqu’au onzième ou treizième mois.
Il est possible de savoir le sexe d el’enfant
Si le dixième jour de la conception
L’italienne a des douleurs de tête,
Des vertiges
Des ébluoissements
Des dégoûts
Des soulèvements d’estomac
Un léger gonflement aux jambes et dans les aines
C’est une fille.
Si l’italienne a un bon teint
La grossesse plus facile
C’est un garçon.
Pendant que dure ce temps
l’italienne ne fait pas l’amour
Cet elle sait qu’alors elle enfantera deux enfants
L’un ressemblant à son mari
Et l’autre à son amant
Ou l’un à son patron
Et l’autre à l’intendant.
Tout au long de la gestation
Elle se préserve de trop fortes impressions
Elle détourne le regard
Au passage d’un homme atteint de strabisme
Au risque de donner ce défaut à son enfant
Elle évite de s’adresser à l’homme
Qui grimace en parlant
Ou à celui qui bredouille
Pour les mêmes raisons.
Elle ne mange pas d’aliments trop salés
Sinon elle mettra au monde un enfant privé d’ongles.
Le caractère de l’italien est très changeant
Il connaît les passions les plus effrénées
Les peurs les plus effarées
Les plus violentes fureurs.
Il est des italiens qui ne rient jamais
Qui ne pleurent jamais
Qui conservent toujours le même visage
Tout au long de la vie
Sans trouble ni allégresse.
Mais à la plupart des italiens
A été donné
L’envie du luxe sous mille formes
Le désir immense de vivre
La superstition et l’ambition
Le souci de ce qui sera après lui
Aussi est-ce peut-être la raison
Pour laquelle nombre d’italiens
Ayant atteint l’âge adulte
Partent découvrir le monde.
Quand ils entrent de leurs périples
Ils racontent aux italiens restés en Italie
Ce qu’ils ont vu.
Les italiens d’Italie sont alors persuadés
que les albanais
Aux cheveux blancs dès l’enfance
Aux yeux glauques
Voient mieux la nuit que le jour.
Ils croient que les libyens réunissent les deux sexes
Et les utilisent tour à tour
Parce qu’ils ont la mamelle droite comme celle de l’homme
Et la mamelle gauche comme celle de la femme.
Les italiens d’Italie sont convaincus
que les éthiopiens sont les hommes les plus grands
Ils mesurent huit coudées de haut
Que les caucasiens n’ont qu’un oeil au milieu du front
Que les kirghizes ont les pieds tournés en sens contraire
Ce qui ne les empêche pas de courir très vite
Pour attraper d’autres hommes
Dont ils se repaissent de la chair
Buvant dans les crânes des défunts
Qu’ils portent par la suite
Au-devant de leur poitrine
En guise de serviette.
Les voyageurs italiens rapportent à leurs compatriotes
Qui l’admettent sans sourciller
Que les indiens mesurent plus de cinq coudées
Qu’ils n’éprouvent jamais de douleur de tête
De dents ou d’yeux
Et rarement des douleurs dans d’autres parties du corps
Les indiens peuvent de tenir debout sur un pied
Toute la journée
Et ce même sur des sables brûlants.
Dans les montagnes indiennes
On trouve des indiens
À tête de chien
Qui s’habillent avec des peaux de bête
Et aboient au lieu de parler
Ils sont armés de griffes
Et se nourrissent du produit de leur chasse
De quadrupèdes et d’oiseaux
Qu’ils attrapent aisément
Avec leurs huit doigts à chaque pied.
Certains de ces indiens ne possèdent qu’une seule jambe
D’autres sont privés de cou
Ils ont les yeux dans les épaules.
Dans ces montagnes indiennes
Selon les voyageurs italiens
Et les italiens d’Italie
Qui ne doutent pas des dires de leurs concitoyens
Il y a des indiens debout sur deux pieds
Qui possèdent dix doigts de pied
Mais ils sont privés de voix
Et poussent des cris stridents
Ils ont le corps velu
Les yeux glauques
Des dents de chien
Et n’absorbent aucun aliment
Ni aucune boisson
Ils vivent de la respiration des odeurs
Celles variées des racines de fleurs
Et des pommes sauvages
Mais un parfum un peu fort les tue sans difficulté.
Dans d’autres régions de l’Inde
Du côté de l’Orient
On trouve des indiens
À en croire les italiens revenants
Et les italiens restés
Qui ont des trous à la place des narines
Des pieds flexibles
Le corps entier couvert de poil
Et sont dépourvus de bouche.
Ces indiens vivent cent trente ans
Et quelquefois plus longtemps
Deux cents ans
Sans vieillir.
Ils meurent comme au milieu de la vie
La chevelure blanche dans la jeunesse
La noire dans la vieillesse.
Les femmes indiennes meurent avant les hommes
À quarante ans.
Au sud de l’Inde
Sur une grande île
Les Sri Lankais possèdent de si grandes oreilles
Qu’ils s’en couvrent tout le corps
Mais ce sont surtout ceux qui vivent plus longtemps
Les hommes seulement
Car les femmes sri lankaises
Donnent naissance à leur enfant
À cinq ans
Et meurent à huit ans.
Les grecs vivent eux aussi très longtemps
Cent quarante ans
Mais seulement ceux d’entre eux
Qui se nourrissent exclusivement de chair de vipère
Disent les italiens revenus
Aux italiens demeurés.
Lorsqu’ils retournent en Italie
Les italiens promeneurs
Rapportent des pouvoirs extraordinaires
Qu’ils ont appris des autres populations.
Ils peuvent alors
Marcher sur un bûcher embrasé
Sans se brûler
Et par la parole
Faire périr un troupeau
Sécher les arbres
Faire mourir les enfants
Et par un seul regard courroucé
Dans les yeux d’un italien d’Italie
Lui donner la mort.
Ces italiens transplantés
Apprennent aux italiens d’Italie
Comment guérir les affections de la rate
Avec le gros orteil droit
Comment extraire du corps les venins de serpent
Par l’imposition des mains
Mais ils n’useront pas de cette science
Pour sauver une enfant adultérin
Car ils ont appris des turcs
À s’assurer de la paternité d’un descendant
En l’exposant à un serpent
Lequel piquera le nouveau-né
Fruit d’un commerce fidèle.
Les italiens de retour au pays
Ont des habitudes alimentaires
Différentes des italiens d’Italie.
Ils ne mangent qu’un jour sur deux
Et se nourrissent
De pain et de poisson
D’oeufs et d’oisillons
De sauterelles et de chair de vipère
Et boivent uniquement
Du lait d’animaux.
Mais par chance pour leurs compatriotes
Ces italiens de retour au pays
Ne se sont pas convertis
Aux mets préférés des Kirghizes.
De même ces grands voyageurs
Adoptent des habitudes vestimentaires
Diverses des italiens d’Italie.
Ils portent un duvet de feuilles
Ou s’habillent avec des peaux de bête
Il y en a même certains
Qui se promènent nus
Dans les rues des villes de la péninsule.
De leurs voyages à travers le monde
Les italiens mobiles
Rapportent aussi des richesses
Qu’ils partagent avec les italiens immobiles.
Ainsi peut-on admirer
Dans les cirques d’Italie
Des éléphants dansants
Qu’ils appellent boeufs de Tarente
Et des serpents d’Inde
Qui se nourrissent en tétant les vaches
Et deviennent assez grands
Pour avaler des enfants
Des cerfs et des boeufs
Peut-être même ceux de Tarente
Et des panthères bigarrées et des tigres d’Iran
Et des poissons ruminants de Géorgie
Et des poules sultanes de Turquie
Et des buses et des grues demoiselles des îles Baléares
Et des scorpions noirs d’Ouzbékistan
Et des oiseaux à tête de cheval d’Ukraine
Et des griffons au bec crochu d’Éthiopie.
Lorsqu’ils admirent les paysages d’Italie
Les italiens casaniers
Ne peuvent que remercier
Les italiens ambulants
Qui leur ont apporté
L’ombrage des platanus orientalis de Russie
Et les fleurs des malus du Liban
Et si les italiens des campagnes d’Italie
Dégustent les fruits
Du pistacia vera et du zizyphus vulgaris
Des prunus cerasus et domestica de Syrie
S’ils hument les parfums
Du celtis australes de Lybie
De la valeriana celtica de France
Du lawsonia inermis d’Égypte
Du phoenix dactylifera d’Israël
S’ils parfument leurs théâtres
Des senteurs du crocus sativus de Turquie
C’est grâce aux italiens mouvants
Lesquels soignent les italiens sédentaires
Au moyen des graines de Capparis spinosa d’Arménie
Rôties et pilées dans de l’eau chaude
Ils luttent contre la dysenterie
Apaisent les douleurs de dents
Et celle de la rate
Si l’imposition du gros orteil ne suffit pas
Ils font disparaître les taches blanches de la peau
Bouillies dans de l’huile
Les graines calment les maux d’oreilles
Et mélangées à du miel les ulcères
Les tumeurs strumeuses
Les affections du foie
Accompagnées de vinaigre
Elles pacifient les ulcérations de la bouche.
Avec la graine de l’anethum graveolens des égyptiens
Dans de l’eau ou dans du vin
Chaude flairée ou prise dans de l’eau
Ils arrêtent les flux du ventre
Stoppent les tranchées
Endiguent les épiphoras
Bloquent les hoquets
Dissipent les indigestions
Remédient au gonflement de la luette.
Il est rare que l’italien d’ailleurs
Revenu au pays en reparte.
Il y restera pour y mourir.
Il a alors un âge avancé
Ses sens s’émoussent
Ses membres s’alourdissent
Sa vue baisse
Son ouïe s’affaiblit
Il marche avec difficulté
Il perd ses dents
Il a mal à l’estomac.
Chaque jour à des heures réglées
Il ressent une chaleur funeste
Un frisson lui parcourt tous les membres
Il rit sans raison
Il passe la plupart de son temps allongé
Il demande sans cesse une couverture de plus
Il ne sent pas qu’on le remue dans le lit
Il laisse écouter involontaire des liquides
Son pouls est inégal
Il meurt.
Mais la mort la plus heureuse
Qui peut connaître l’italien
Et la mort subite
Que connut celui-là
Qui succomba à un coup de joie
Et cet autre
Tué soudainement de honte
Et encore celui-là
En se chaussant un matin
Et cet autre trépassé
D’avoir heurté le seuil de sa chambre
Avec le gros orteil
Ou celui-ci qui expirera
En sortant du Sénat
Ou ces autres
En demandant l’heure à un passant
En faisant les courses
En écrivant un mot
En mangeant un gâteau
En buvant un verre de vin
En avalant un oeuf
En pratiquant l’acte vénérien.