Florica Courriol, traductrice

Nous donnons la parole aux traducteurs, indispensables passeurs.
Florica Courriol, traductrice de littérature roumaine, a accepté de répondre à nos questions sur son métier.
Elle nous emmène aussi à la découverte des auteurs et autrices roumain.e.s dont elle parle avec passion.

Vous trouverez donc dans cet article de nombreux liens suggérés par les propos de Florica.

Née en Roumanie, Florica Courriol vit en France depuis de nombreuses années. Elle est traductrice de littérature roumaine et traductologue, auteur d’une thèse de doctorat sur Proust et le roman roumain moderne. Philologue, essayiste, Florica Courriol vit et travaille à Lyon. Chargée de cours de traduction à l’École Normale Supérieure de Lyon, elle publie des essais et articles dans des revues de spécialité et défend depuis un quart de siècle les grandes valeurs de la littérature roumaine. Elle a traduit surtout, mais pas seulement, des voix féminines & féministes du roman roumain moderne : Hortensia Papadat-Bengescu, Rodica Draghincescu, Marta Petreu, Magda Carneci et Corina Sabau.

Dernières traductions
Du roumain en français
La femme qui a mangé les lèvres de mon père, de Tudor Ganea (Le Nouvel Attila, 2020). Lecture d’un extrait et présentation par Nikola Delescluse.
La Ville aux acacias de Mihail Sabastian (Mercure de France, 2020), un classique de la littérature roumaine.

Du français au roumain
Hiver à Sokcho d’Elisa Shua Dusapin (paru aux éditions ZOE en 2016, et en roumain aux édiitons Eikon à Bucarest en 2020)

À paraître en mars 2021
Comme si de rien n’était d’Alina Nelega (Éditions des femmes)


« Traduire, dit-elle »

Comment êtes-vous venue à la traduction ? Un métier choisi ? 

On me pose souvent la question de savoir comment j’en suis arrivée à la traduction et j’aime bien répondre : « par frustration ». Il se trouve que par mes études et mon parcours personnel je connaissais bien (ou, du moins, assez bien) la littérature roumaine qui était assez peu représentée dans les rayons des libraires de France (à part le trio Ionesco-Cioran-Eliade, et les romans de Virgil Gheorghiu qui doit surtout  sa célébrité au film tiré d’un de ses livres, La 25ème heure. J’ai enseigné pendant quelques année la langue et la littérature roumaines à l’Université de Lyon et me suis rendu compte que l’on peut intéresser le public à une littérature écrite dans une langue rare à condition de lui proposer des textes attirants, des écrits de qualité.

Le hasard a fait que je prépare mon doctorat sur Proust et sa « modélisation » en Roumanie, pays où son oeuvre a été connue et admirée dès les années 1920 et pour illustrer ma thèse je n’avais sous la main qu’un roman de Camil Petrescu – le plus « proustien » des Roumains- publié chez Jacqueline Chambon, Madame T. dans la traduction de Jean-Louis Courriol ; or j’avais à cœur de parler – dans le contexte de l’influence d’À la Recherche du temps perdu sur les romanciers roumains –  de Hortensia Papadat-Bengescu, cheffe de file du roman moderne, entrée dans la littérature comme « auteure de féminités » – de nouvelles et récits d’une grande sensibilité, imprégnés de lyrisme si inhabituels que même les critiques n’ont pas trouvé de terme plus approprié que celui d’étranges « féminités ». Hortensia (HPB pour les fans) allait les surprendre bientôt par un roman « objectif » avec des personnages et thèmes qui pouvaient faire penser à l’univers proustien. Or il n’y avait rien d’elle qui soit traduit en français, j’ai dû traduire toutes mes citations et j’ai fini par traduire tout le roman  Concert de Bach que l’éditrice Jacqueline Chambon a publié avec grand enthousiasme. Ce fut le début d’une activité qui me passionne encore énormément, au point que je me suis transformée en agent littéraire bénévole : je défriche, je m’enthousiasme, je me bats ensuite pour faire publier tel ou tel auteur roumain et souffre quand des textes qui auraient le même droit que ceux des anglophones ou de certains espagnols à se trouver sur les étals des libraires de France et d’ailleurs ne le peuvent pas.
En conclusion : métier choisi. Mais qui m’a choisie aussi…

Comment vous situez-vous par rapport à l’auteur dont vous traduisez le livre  ? Co-créatrice ? Comment travaillez-vous avec l’auteur, s’il est contemporain ? 

Comme je le laissais comprendre dans la réponse précédente, je me place dans une relation d’empathie avec l’auteur, en tout cas et – d’abord ! – avec le texte que je choisis de traduire (j’ai rarement accepté des « commandes ») Quant à ma manière de traduire je suis plutôt proche de l’original, je dirais « sourciste » pour rester dans les termes consacrés de la traductologie.
La seule « co-création » avec l’éditeur intervient parfois pour les titres ; d’une langue à l’autre et d’une culture à l’autre, les titres sont plus ou moins évocateurs, ce qui en roumain est d’une ineffable beauté peut sembler plat en français, ou aride. Ma dernière expérience en date est ma traduction chez Le Nouvel Attila :  La femme qui a mangé les lèvres de mon père. En roumain, le titre était sobre et froid : Cazemata. Qui est loin d’exprimer l’exubérance d’un texte foisonnant et débordant d’imaginaire lacustre – qualités que Benoît Virot a su mettre en avant avec une couverture adéquate et un toucher « peau de pêche ». Tudor Ganea, le jeune auteur a été un peu surpris lorsqu’on lui a proposé le titre français, lui qui a une appétence pour les titres très concis pour tous ses romans (celui -ci est son premier). Mais au fond, il reprend une phrase du bouquin et renvoie vers l’érotisme qui irrigue ce roman qui a déjà, si j’en juge par les sites de lecture, le succès qu’il mérite. Tudor a vite été convaincu du bien-fondé de ce choix après quelques explications par mails…

C’est l’avantage de travailler avec des auteurs en vie, je vais y revenir. Dans l’autre sens, pour HPB par exemple, le titre redondant en roumain (Concert din muzicà de Bach – que vous aurez facilement décodé) s’est limité à Concert de Bach – fidèle et correct –stylistiquement parlant- à la fois, le problème d’une quelconque transformation ne s’est pas posé et tant mieux, car je n’aurais pas pu échanger avec Hortensia, morte en 1955. Tout comme on n’aurait pas pu demander à Mihail Sebastian s’il était content qu’on ait gardé le titre original (mot pour mot) de son roman La ville aux acacias paru en octobre 2020 au Mercure de France ; le décès – encore mystérieux- de l’auteur remonte à 1945 !

La fidélité à l’original doit être comprise comme respect pour le sens et la forme/le style du texte en même temps (pardon si cela semble un truisme) ; parfois il nous arrive – à nous, traducteurs – de discuter de telle ou telle tournure devenue étrange dans la langue d’arrivée ; si c’est un auteur francophone qui l’utilise – elle passe très bien, elle est même signe d’originalité et d’invention ! Sous la plume d’un traducteur elle peut être interprétée comme une maladresse linguistique : voici un exemple parlant – « on ne dit pas, en français, d’un visage qu’il est froissé comme un mouchoir ». Mais en roumain non plus ! Les titres des chapitres commencent par une majuscule, c’est connu. Mais pour mon auteure, Alina Nelega, c’est un choix délibéré qui illustre l’idée d’uniformisation induite par le régime de Ceausescu, l’impossibilité d’avoir accès à la manifestation de la liberté individuelle, la soumission à la règle totalitaire. Le titre français que publieront bientôt les éditions des Femmes (mars 2021) est très proche de l’original : Comme si de rien n’était pour Ca si cum nimic nu s-ar fi întâmplat et je dois dire que ma collaboration avec l’auteure, une femme de théâtre très intelligente, ainsi qu’avec les éditrices a été merveilleusement productive.   

La traduction des titres peut occuper le temps d’un colloque et même d’un recueil traductologique, je m’en suis souvent expliquée, pas plus tard que l’année dernière lorsqu’un roman d’un auteur moldave que j’avais traduit pour Belleville éditions avait été sélectionné pour un Prix européen accordé en France. Un membre du jury se montrait étonné par le changement du titre du roman de Iulian Ciocan depuis Dama de cupà (qu’on pourrait transposer en Dame de cœur ) à  L’Empire de Nistor Polobok , titre qui est parfaitement parlant pour l’histoire dont le protagoniste porte le nom ; en plus il venait comme un pendant au roman précédent du même Iulian Ciocan que Dorothy Aubert a voulu publier dans sa toute nouvelle collection roumaine :  Le Royaume de Sacha Kozak  (royaume, empire – pas besoin d’un dessin !) La même éditrice pourtant me dit que la traduction sur laquelle nous sommes en ce moment – le roman Si se auzeau greierii/ Et on entendait les grillons de Corina SABAU – portera le même titre en français. Pourtant, c’est la paraphrase d’une terrible histoire d’avortement interdit et ses conséquences dans les années 1980, où l’auteur reconstruit une existence de femme qui se débat dans une société patriarcale dans laquelle la liberté des femmes est doublement verrouillée par décrets officiels réglant les natalités. C’est un univers dur et lumineux à la fois, empreint d’une sensibilité qui me touche beaucoup.
J’ai découvert Corina Sabau en 2011 quand j’ai lu son premier roman en lice pour le Festival du premier roman de Chambéry dont elle fut, cette année, la lauréate avec une surprenante histoire d’adolescent de douze ans vivant dans … Immeuble 29, appartement 1 ! J’échange beaucoup avec elle, je lui pose des questions sur le style (extrêmement concentré, suggestif mais glissant à la fois ; discours indirect) et dans l’ordre des choses plus sympathiques : il m’est arrivé aussi de me faire expliquer un jeu pratiqué par la petite fille de la protagoniste-narratrice.

Comment auteur/éditeur/traductrice entrent-ils en relation ? Comment se passe la collaboration ? 

Je crois que j’ai déjà donné quelques éléments de réponse en disant que je traduis à partir d’une langue rare, qui n’est pas de grande circulation (comme l’anglais, l’espagnol, l’italien, l’allemand) et que les éditeurs à quelques exceptions près n’y ont pas accès. Même si des textes leur arrivent par la poste avec des présentations alléchantes, les éditeurs français ne se jettent pas – tête la première-  sur les propositions d’auteurs roumains. Ils prennent beaucoup de précautions car ils sont obnubilés par le chiffre de vente et les habitudes des lecteurs qui choisissent plus facilement un titre d’un auteur américain ou anglais que l’ouvrage d’un roumain. De manière générale. Heureusement le particulier vient infirmer le général, démolir cette explication, car il existe des éditeurs plus attentifs à des textes sortants des sentiers (linguistiques) battus, des éditeurs plus courageux. Personnellement, je suis à mon tour ce qui se publie en littérature étrangère, je note le nom des maisons d’éditions susceptibles d’être approchées, comme je suis la littérature française, francophone, pour être au courant de ce qui se publie, s’écrit, se lit.
Sans oublier que je me tiens au courant de ce qui s’écrit en Roumanie. Mais la nature m’a doté d’une curiosité (intellectuelle !) et d’une capacité à m’enthousiasmer pour de bons textes (à mes yeux du moins) qui font que je ne me rends même pas compte que je travaille, j’ai plutôt l’impression de me faire plaisir. En lisant et en traduisant ce qui me passionne. J’écris donc à des éditeurs, je leur présente le texte et l’auteur, ainsi que les possibilités de financement, car il faut dire que les Roumains, malgré tout, font l’effort de soutenir les bons ouvrages en supportant les traductions et le déplacement des auteurs en France lors du lancement du livre ou du Salon de mars où la Roumanie a depuis plusieurs années un des plus beaux stands. Évidemment, il faut proposer le texte qui convient à la ligne éditoriale de l’éditeur. Mais il arrive parfois que l’on « convertisse » un éditeur à la littérature roumaine et on le vit comme une grande victoire de traducteur. Privilège des langues rares …

Quelques mots sur la littérature roumaine ?
Pas facile de l’esquisser en quelques phrases ; il y a des histoires littéraires en ce sens (voire les 4 vol. publiés aux éditions Non-Lieu, un éditeur qui a publié beaucoup de classiques roumains, incontournables, comme Liviu REBREANU, le poète Mihai EMINESCU, le romancier Cezar PETRESCU ou le très connu Benjamin FONDANE.

On peut dire que c’est une littérature qui ne cesse de se renouveler, qui compte des textes très à la pointe du modernisme, beaucoup de poètes, de nouvellistes et de romanciers. À côté d’un réalisme saisissant, il y a une recherche de style et l’emploi de l’ironie (avec son pendant l’auto-ironie) et de l’humour (souvent décalé car nous sommes dans le pays du dadaïsme) et, ces derniers temps, un envol des écrits de femmes. Depuis trois ans il existe même un Prix pour des œuvres écrites uniquement par des femmes, non pas en raison d’un féminisme à tout crin mais parce que… les hommes écrivains occupent un peu trop de place et parce que, « chaque fois qu’une femme prend la parole en un endroit public les hommes parlent plus fort qu’elle » dirait Marta Petreu, cette Beauvoir des lettres roumaines (voir un entretien avec elle publié dans la revue en ligne Levure littéraire que l’on doit à l’infatigable Rodica Draghincescu – encore une femme !)
La littérature roumaine rend compte en même temps de l’histoire proche (les traumas du communisme) et de l’histoire plus ancienne, les deux guerres et on note l’émergence de récits et de romans qui touchent à des sujets plus délicats comme l’extrême droite avec son corollaire orthodoxiste, chez des auteurs comme Eugen Uricaru, I . T Morar, Florin Irimia ou le jeune Alexandru Potcoavà qui a publié l’année dernière un roman inspiré par son propre grand-père mort, juif converti et mort en camp de travail. Le chef de file de ces romanciers est, à mon sens, le regretté Marin Preda qui a osé dévoiler, dans son Délire  un pan du passé roumain tu par le régime communiste qui enseignait l’histoire de manière très partisane et formatée. Dire des vérités qui fâchent, sous forme de fiction, est aussi un des rôles de la littérature. Ah, j’allais oublier : ce roman (pratiquement traduit !) cherche éditeur. A bon entendeur salut !

Je suis convaincue que les traductions sont non seulement un pont entre des cultures, selon une formule bien connue, mais le reflet d’une culture ; et plus les traductions des textes écrit dans une langue sont nombreuses et variées plus elles ont de chance d’en donner un reflet juste.



Livres Paris 2018, avec une jeune éditrice de chez Autrement qui a publié un roman de Bogdan Costin et l’éditeur Michel Carassou (responsable des éd. Non Lieu) qui a publié La septième partie du monde roman de Catalin Pavel. Traductions par Florica Courriol.

Festival international en Roumanie (FILIT) avec Pascal Jourdana et
Tudor Ganea (traduit par Florica Courriol, au Nouvel Attila).

Marion Graff, traductrice d’allemand et éditrice de la revue Les Belles Lettres,
Bernard Hoepffner et Florica Courriol, qui avaient obtenu tous les deux de la Région Rhône-Alpes une bourse de la traduction. Florica Courriol pour la traduction
d’un grand roman roumain, Le Siège de Vienne de Horia Ursu.

1 réflexion sur “Florica Courriol, traductrice”

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