Lenka Horňáková-Civade, La Symphonie du nouveau monde

La note de lecture d’Evelyne Sagnes (publiée en août 2019 sur son blog www.tribunelivres.com)


L’Histoire récente, l’expérience vécue d’aller d’un pays à l’autre, des femmes simples et fortes, des personnages réels ou fictifs ,une plongée dans le quotidien, l’écriture littéraire qui transforme en restant fidèle, ce roman est dans la lignée des précédents livres de Lenka Horňaková-Civade. Il dit la vie, les destins bousculés par la politique, il suscite émotion et réflexion.

Alma Editeur, août 2019

« Voilà comment un personnage historique entre dans l’orchestre de la fiction… »

Dans les « Lignes de suite » à la fin du roman de Lenka Horňáková-Civade, on lit cette phrase dans laquelle le récit est contenu. L’Histoire, l’imagination, la musique

L’Histoire, parce que l’auteure met en scène Vladimir Vochoč, consul de la Tchécoslovaquie à Marseille où il est nommé en 1938. Sa personnalité l’a séduite : « […] un homme ordinaire qui avait sa part d’extraordinaire : un bureaucrate inventif, loyal et désobéissant, humaniste, persévérant, homme de conviction… » C’est une période particulièrement troublée, la guerre en Europe. Il est l’un des rouages de l’administration et il en subit les conséquences douloureuses, poursuivi à son retour en Tchécoslovaquie, par le régime communiste. Dans son bureau passent les autres personnages : il est comme le carrefour où se croisent ceux qui vivent exilés.

L’imagination, parce que c’est un roman où, comme Lenka nous y a habitués, des figures féminines de fiction, fortes et singulières se lèvent et de mère en fille se transmettent, souvent indirectement, les secrets de la vie, les peurs et les espoirs.

Enfin la musique. Le titre du roman, bien sûr. Et il y a le chant. Lui aussi, très présent et porteur d’une symbolique puissante ici.

« L’orchestre de la fiction »… Cette image est bien juste, car ces « voix » évoquées, ces destins entremêlés, tout cela loin de créer une cacophonie, et même si le chaos est bien la situation que traversent héros et héroïnes, de Prague à Marseille, en passant par Strasbourg, construit un récit symphonique particulièrement réussi.

En fait j’ai envie de parler de deux choses qui me paraissent essentielles dans ce roman : la poupée et le chant !

Parce qu’il y a une poupée, objet vivant. Elle prend la parole à certains moments. Elle est en fait le truchement qui permet d’exprimer les sentiments profonds qui animent le duo mère et fille, Bojena et Josefa, Josefa, la petite juive « sauvée » par Bojena : son enfant est mort, né prématurément, mais l’une de ses voisines a perdu la vie en couches, seule. Bojena prend la petite fille et la fait sienne. Un immense secret. La poupée est témoin, dépositaire de tout ce qu’elles ont vécu. Lorsque Josefa la sort de sa boîte, cinquante ans plus tard, devenue elle-même grand-mère, c’est tout le passé qui ressurgit. Cela va bien au-delà d’un procédé narratif, c’est un « personnage » à part entière, complètement livré aux aléas de la vie de sa propriétaire et absolument essentiel pour elle(s). Une mise en abyme, pourrait-on dire, qui emmène aussi le lecteur dans l’imaginaire. « Je suis toujours là les yeux grands ouverts. Je vois tout, même quand tout le monde dort ou quand il ferme ses yeux pour ne pas voir, ou quand il a peur. Moi, je ne peux pas fermer les yeux. Mais je ne dis rien. Je suis là. Pour réconforter, pour tout encaisser, y compris les mauvaises humeurs de l’enfant, entendre les histoires, les mensonges et les vérités, je prends tout. Je ne pense pas être une gentille poupée, non, on ne m’a pas faite pour être gentille, mais pour être la gardienne. Être poupée, c’est un travail difficile, malgré les câlins que l’on peut recevoir. »

Mais au-delà encore, ne serait-ce pas finalement une image de l’écrivaine, née dans l’actuelle République tchèque ? Une présence, un regard à la fois intérieur et extérieur, celui d’une femme et d’une artiste, une attention à l’Histoire et à toutes les histoires de ces hommes et de ces femmes malmenés par les événements sur lesquels ils n’ont aucune prise?

Je veux aussi parler du chant. Le chant, c’est la vie, ou plutôt la source de l’énergie de vivre qui permet de résister à tout : « Bojena chante. Quand elle chante, elle existe. Il n’y a rien d’autre à dire, elle est là, dans le son, dans le souffle, dans la mélodie, elle ne se pose pas de questions, elle ne doute pas, ne regarde pas derrière son épaule, elle a les pieds plantés sur le sol, elle respire, elle chante. »

C’est aussi un moyen de transmission très fort de la mère à la fille : « Bojena chante de plus en plus bas quand elle est toute seule avec sa fille, elle veut que sa voix s’imprime dans la mémoire de Josefa, elle lui chuchote les chansons à l’oreille, comme des sermons, des prières, des secrets. » Une manière d’être avec les autres, de prendre sa place dans l’actualité brûlante de son temps : « Elle chante de plus en plus fort dans la chorale, sa voix se mêle aux autres, c’est un moment d’abandon, une liberté intense. Elle laisse son corps lui procurer le souffle nécessaire pour devenir une voix avec celles des autres. Plus la guerre avance, plus fort elle chante. »

C’est encore une magnifique métaphore : l’art et la vie, l’art et la réalité…

Enfin l’Amérique ! Le rêve de l’Amérique, La Symphonie du Nouveau monde… Partis de Prague avec cet espoir d’un ailleurs heureux, Bojena et Standa rencontrent un destin bien différent.

L’Histoire récente, l’expérience vécue d’aller d’un pays à l’autre, des femmes simples et fortes, des personnages réels ou fictifs ,une plongée dans le quotidien, l’écriture littéraire qui transforme en restant fidèle, ce roman est dans la lignée des précédents livres de Lenka Horňaková-Civade. Il dit la vie, les destins bousculés par la politique, il suscite émotion et réflexion.

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