Arno Bertina, L’âge de la première passe

Arno Bertina sera notre invité le 29 mai 2021

Programme de la journée ici

Voici la note de lecture rédigée par Evelyne à la sortie de son dernier livre.

Un livre est un voyage si et seulement si l’auteur a été sorti de ses gonds en l’écrivant,
s’il a été déplacé, charrié, emporté. » Arno Bertina

Cela vaut aussi pour le lecteur.

L’âge de la première passe est sans aucun doute un voyage.

À l’invitation d’une ONG, Arno Bertina a proposé des ateliers d’écriture à de (très) jeunes prostituées congolaises. Il fait le récit de cette expérience profondément marquante pour lui et engage la réflexion sur bien des sujets, politiques et historiques, sociaux mais aussi très personnels, touchant à l’écriture de soi et aux questions éthiques que pose toute forme d’écriture.

Un document ? Un témoignage ?

Arno fait entrer le lecteur dans la vie de ses femmes, adolescentes. Les lieux, les habitudes, les clients, les bars, les bribes de vie qu’il peut saisir, soit parce qu’il en est témoin soit parce qu’elles lui racontent. Le présent, sous ses yeux, leur passé, à travers leurs mots. Cette plongée dans la terrible misère qu’elles connaissent, l’auteur nous la fait voir, sentir, entendre, parce que comme il l’écrit, il est « complètement là ». C’est sans doute l’une des raisons de la puissance du témoignage : Arno Bertina n’est pas là en observateur, mais en homme, un mundele certes, mais un homme qui entre en empathie, un homme qui sans cesse interroge son propre regard : de quelles certitudes, de quelles ignorances est-il porteur ? Quelle est sa légitimité ? Quelle posture adopter, quand on est à la fois naturellement un Européen, avec tout ce que cela engage politiquement et historiquement, et un homme désireux de comprendre, de ne pas entrer dans un jeu de relations faussé ? Ce tremblement qui ne cesse jamais, loin de brouiller le tableau par ces hésitations, ses doutes, porte à la réflexion. Justement parce qu’il conduit le lecteur à revoir ses propres a priori.

Il aborde par exemple la question de la langue. Rappelons qu’il a été invité par l’ONG pour des ateliers d’écriture : les Congolais parlent français, donc la communication ne posera pas de problèmes, peut-on imaginer. Mais le français, « c’est aussi la langue de l’école primaire et du collège, et il n’est pas nécessaire d’y être allé longtemps pour rabattre l’une sur l’autre en y associant l’autorité (des professeurs). On peut avoir arrêté l’école très tôt et avoir été marqué au fer par le fait que la langue française est celle dans laquelle il faut plier, plier sans cesse. […] Joël a 30 ans, il est serveur dans un restaurant de Brazzaville : « Quand une fille parle à un Blanc c’est comme si elle parlait avec son chef, ou avec son père. Survivance folle de l’histoire coloniale, entretenue par la Françafrique et la francophonie. […] Pour écrire ou dire l’intime en français, il faudrait donc désactiver la fonction de contrôle qui s’exerce jusque dans le langage, et sa fonction normative.»

Les filles s’expriment en lari ou en kituba, qu’Arno ne comprend pas. Elles pensent et surtout ressentent dans ces dialectes. « C’est connu : traduire c’est trahir. Je les mets en situation de se trahir elle-même. »

Cet exemple montre la difficulté pour l’auteur dont « l’outil de travail » est justement la langue. Il met en évidence aussi la posture qu’il adopte : toute en questionnements, soucieux qu’il est de respecter absolument ces femmes et d’être au plus près de la vérité. « Un souci de justesse. Comment entendre vraiment ce qu’elles ont à dire et comment le rendre sans que je fasse écran ? »

Écrire pour explorer l’intime : le « je » impossible et nécessaire

Surtout ne pas voir dans ce verbe « explorer » une méthode scientifique. On l’a compris je pense. Entendre plutôt que l’écriture, d’une part sous la forme des ateliers proposés aux filles, d’autre part comme réflexion sur elle-même, cherche son chemin, sa raison d’être, ses enjeux dans une mise en question(s) permanente.

Arno rapporte quelques textes écrits pendant ces ateliers. Avant toute analyse, ils produisent une émotion forte : rédigés avec sincérité, sans autocensure, ils disent de l’intérieur le destin de ses femmes sans qu’elles y expriment leur révolte, ils égrènent leurs malheurs. Des constats, des faits qui s’accumulent, se répètent : abandonnée, violée, battue… Leur acceptation suscite la réaction, trouble le lecteur, le bouleverse même, en ce qu’elle dit aussi leur abandon d’elles-mêmes, la perte de toute estime de soi. Diane : « Je n’intéressais plus. » « On continue de m’abandonner. » « Je ne vaux rien. » Au point de ne pas croire qu’on puisse vouloir les aider de manière désintéressée. Au point de ne même pas essayer de fuir : « Pour fuir et peut-être de sauver, il faut imaginer un ailleurs ou un autrement. Pour ces très jeunes femmes, il n’y en a pas. Elles imaginent seulement qu’il y a peut-être moins pire.»

Ce dont les filles parlent, c’est de l’intime, pris au sens le plus concret puisqu’il s’agit de sexe : livrer son corps, tous les jours, plusieurs fois par jour, dans des conditions particulièrement dures, voire violentes. Tous les jours, « faire la vie ». Quelle expression ! L’auteur découvre que cela signifie en fait faire l’amour. L’espace manque ici pour ouvrir ce que cette manière de parler dit de l’acte sexuel, des relations tarifiées et du quotidien de ces adolescentes. L’auteur le fait fort bien.

Alors écrire, pourquoi ? Arno raconte qu’il tente d’en orienter certaines vers la fiction « comme vers une porte de sortie et une aération ». En réalité elles sont prisonnières de leur propre histoire. De l’une d’elle il écrit : « Elle ne peut penser à autre chose, ni écrire sur un sujet qui la déporterait. L’écriture est une roue. On est les hamsters. » Pourtant l’écriture est nécessaire, ou du moins elle est une aide possible : « Écrire pour desserrer les mâchoires de certains mots (« abandon » fait pleure, « putain » donne envie de disparaître). En débusquer d’autres, au fil des brouillons, véhicules d’un regard tout neuf sur leur histoire et leur personne, ou même leur corps. »

Le « je » de l’écrivain, le « je » des femmes… Une rencontre, un dialogue, une (re)connaissance possibles ?

Se raconter, c’est employer le « je ». Apprendre à dire « je ». « Si les filles utilisent peu le pronom sujet, si elles peuvent parfois écrire – quand je les interroge sur leur plus beau souvenir – des phrases aussi étranges et belles que « ça m’a fait du bien à tout le monde », c’est parce qu’elles sont exclues de la sphère où on parle de soi en étant écouté. »

Il est un autre « je » dans de récit : celui de l’écrivain, naturel puisqu’il s’agit d’une expérience vécue. Cependant l’auteur, dès les premières pages aborde cette question : le « je » n’est pas seulement narrateur, il est aussi un « je » intime : « Quand j’écris que je ne sais rien de l’amour au Congo, les filles d’ASI s’effacent un peu et je deviens le sujet, ou le problème. Temporairement. Apparaître dans le champ de la caméra revient à ne pas figer les jeunes femmes que j’interroge. Je vis avec elles sans les tenir à distance, je ne les surplombe pas. » « S’inclure dans l’expérience » pour être juste dans ses propos. C’est une posture qui donne une autre dimension au texte.

Arno Bertina tisse aussi des liens entre sa propre histoire individuelle et celles de ces jeunes femmes. Parler de ses relations amoureuses, des ruptures douloureuses, des blessures toujours à vif, des fantômes qui le hantent pour mener une réflexion émouvante, une introspection sensible, directement liée à ce qu’il a vu et vécu au Congo. Pas seulement donc raconter, mais se mettre à nu, se défaire de certitudes pour se poser la question fondamentale quand on a placé l’écriture au cœur de sa vie : pourquoi ? pour quoi ? L’expérience l’a changé, et peut-être en partie révélé à lui-même. Il y a eu plus qu’un échange, une reconnaissance de l’autre, de soi dans l’autre.

L’abandon, une douleur incessante et sans remède

Le maître-mot de ce livre, celui qui peut se décliner aussi bien politiquement, socialement, intimement, c’est « abandon ». C’est aussi le dernier du texte : « Je serais plutôt comme les filles vulnérables qu’ASI essaie d’aider, quel que soit l’ensemble des choses qui nous séparent : effaré, ahuri par l’abandon. » Comprendre parce qu’on ressent soi-même. Pour écrire sur les blessés de la vie, ou plutôt plus justement leur écrire, faudrait-il l’être soi-même ?

Être « avec », être « dans » et prendre la distance de la réflexion et de la mise en perspective.

Être un « je » sensible et pensant, un « je » qui croise d’autres individualités et les écoute.

Chercher « ce qui mène au cœur ».

Refuser les certitudes, ne pas plaquer les idées toutes faites sur la réalité, mettre en question continûment, soi-même, et le monde.

Tout cela constitue « l’art poétique » (j’allais écrire l’art politique ! Mais serait-ce si incongru?) d’Arno Bertina.

« Un livre est un voyage si et seulement si l’auteur a été sorti de ses gonds en l’écrivant, s’il a été déplacé, charrié, emporté. »

Cela vaut aussi pour le lecteur.

L’âge de la première passe est sans aucun doute un voyage.

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