Le projet Bowary (III, Emmanuel Renart)

En 2021, dix autrices et auteurs réduisent Madame Bovary en 280 tweets,
à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Flaubert.

Le projet est porté par l’association Baraques Walden,
en partenariat avec le festival Terres de Paroles et le Département 76.

Le projet Bowary est labellisé Flaubert 21, bicentenaire de la naissance de l’auteur de Madame Bovary.


Quatre autrices et six auteurs, une bande à l’assaut de Madame Bovary, c’est le projet #BOWARY.


« Car BOWARY, c’est nous ! »

Les dix auteurs et autrices : Julia Kerninon, Arno Bertina, Emmanuel Renart, Laure Limongi, Fabrice Chillet, Agnès Maupré, Frédéric Ciriez, Maylis de Kerangal, Vincent Message.


C’est au tour d’Emmanuel Renart

du 26 mars au 22 avril | 057 à 084

057. L’hirondelle diligente emporte Emma et Charles vers un lieu fictif, fini Tôtes, bonjour Yonville l’Abbaye. Où déjà il n’y a plus d’abbaye. Pas même de ruines d’abbaye : ça commence bien.

058. Pendant mille ans, il ne se passe rien à Yonville. Herbages. Labours. Aménagement du territoire : une route vicinale relie le bourg à la grand-route de Rouen à Buchy (marché aux volailles les lundis). Il ne se passait rien de chez rien à Yonville, avant qu’Emma n’arrive.

059. Dès lors que sa silhouette se découpe en haut de la côte des Leux, Yonville devient une nouvelle Mégara, à cinq cent lieues de Carthage, non loin des jardins de la fiction entre Bray, Caux ou Vexin. Qu’importe car le romanesque tempête sous le crâne d’Emma de la Mancha.

060. À l’auberge du Lion d’or, trône l’horloge comtoise, se vident les cuillères à soupe, personne n’attend plus rien quand l’hirondelle descend la côte des Leux. Personne pour voir la main gantée de blanc qui sort de la portière et joue avec l’air.

063. Quand la grande rue s’arrête, Yonville s’arrête. Après l’auberge, rien. Dans le salon, l’apothicaire déplore l’automédication, l’hygiène des paysans, veut saigner les prêtres, plaide les principes de 89 et décrète (en dépit des textes saints) que dieu a un minimum de raison.

066. Et la montagne, renchérit Léon. Rien de tel que le tumulte immobile des parois pour exciter l’imagination. Léon est clerc de notaire, loue un meublé chez Homais, dîne au Lion d’Or. Il n’est point exalté en politique (ce qui est remarquable pour un jeune homme de son âge.)

069. Dans la vaste nuit cauchoise des yeux tigre s’allument. Ce sont les yeux d’Emma. S’éteignent. S’allument. Léon ne les voit pas. Flaubert les voit éteints ou les imagine luire mais alors dans la nuit de Carthage. Le désir féminin est comme un tigre en pays de Caux. Exotique.

072. On dîne. On sert les cafés. Homais se propose de fournir le ménage en boisson. En rentrant en sa nouvelle demeure, le froid tombe du plâtre des murs humides sur les épaules d’Emma.

075. Au cabinet médical le client se fait attendre. La dot s’épuise. Mais Mme Bovary est enceinte. Charles deviendra père. Qu’attendre d’autre de la vie. Au repas, il parle du marmot, l’appelle petite maman. Emma ne dépense pas pour le futur enfant autant qu’elle le voudrait.

078. La campagne, même normande, même fictive, est immuable. Elle est verte, elle est brune. Même la fumée des cheminées est immobile. Le ciel grisonne dans les gris. Le moindre reflet est une dorure. La moindre image, un Constantinople. Quant à l’enfant, elle part en nourrice. 

081. Les deux se croisent trop souvent. Si elle s’absente, il ne vient pas. Quand elle part, il ne reste guère. Il l’aime. Puis elle comprend qu’il aime. Elle s’exalte. Il se morfond. Emma se découvre femme au foyer désespérée, se tourne vers Dieu, achète des nouveautés à crédit.

084. La bonne lui raconte l’histoire d’une Dieppoise errant sur la grève, si mélancolique qu’elle voulait vivre dans l’à-pic de la falaise. Le mariage la soigna. Mais moi, dit Emma, désemparée, cela m’est venue après le mariage. Le piège, depuis longtemps, s’est refermé.

061. Devant le feu de cheminée du salon de l’auberge, Emma remonte un pan de robe au-dessus de sa cheville. Quelqu’un dans la grande salle touche des yeux les quelques centimètres carrés de cette peau blanche et laiteuse.

064. Pour Homais, le climat local, tempéré, à l’abri des vents, mais très humide, pourrait engendrer, associé aux pets des bovins, des miasmes insalubres dignes des pays tropicaux. Avez-vous du moins quelques promenades dans les environs ? s’interroge Emma.

067. Emma lui demande s’il aime la musique allemande. Elle porte si bien à rêver, répond Léon. Connaissez-vous les italiens ? Pas encore. L’année prochaine. Quand j’irai à Paris. Mais Emma n’entend pas la fin de la phrase. Son piège romanesque se trouve à Yonville, non à Paris.

070. Yonville offre si peu de ressources, déplore Léon. Comme Tôtes, rétorque Emma. Qui se demande s’il y a une chose plus grande que Yonville, à Yonville. Léon répondrait : oui, toi, Emma. Mais non. Ce serait tôtif. C’est juste la première soirée. Déjà ils sont allés trop loin.

073. Dans un village (contrairement à la ville) la vue des voisins revient vite. Ainsi le lendemain au réveil, à sa fenêtre, Emma aperçoit Léon sur la place. Il la voit et la salue. Elle répond puis elle a ce geste de fermer son peignoir (qui n’était pas ouvert).

076. L’heureux évènement est prévu pour fin mai début juin. La conception a lieu peu après le second anniversaire du bal de Vaubyessard. Mais ni Charles ni la chronologie du roman dans les actes du colloque de février 73, rue d’Ulm, ne se sentent concernés par la libido d’Emma.

079. À la campagne, la fenêtre est un théâtre. Le matin Léon passe. La journée Emma avance sa tapisserie. Le soir, le passage de Léon la réveille. Elle quitte son poste, commande sa bonne, active le repas. Un matin, elle veut voir son enfant.

082. Alors que quelques bûches crépitent, l’apothicaire détaille l’art de conserver les fromages et de soigner les vins malades. Charles s’endort devant une partie de dominos. Homais ronfle. Une fesse posée sur le bras du fauteuil, Léon lui récite des vers. 

062. Au plafond de l’église, point de Sixtine. Dans l’unique jardin d’agrément du bourg, un amour pose sur ses lèvres un doigt de pierre. Des bocaux de couleur et des publicités exotiques chez Homais, l’Apothicaire. Mais, devant le feu, le simple pied d’Emma dans une bottine. 

065. Oh nous en avons peu, déclare Homais. Il y a bien cette lisière où certains soirs j’observe le soleil couchant. Emma goûte aussi les couchants. Quoique surtout en bord de mer. Question d’infini. Oh j’adore la mer, dit Léon dont les yeux ont tendance à toucher la peau d’Emma.

068. Son Charles de mari et Homais parlent boutique, commodités immobilières, notamment le jardin. Mais, dit Charles, ma femme ne sort guère. Préfère la compagnie des livres. Ainsi que moi, dit Léon, j’aime lire au coin du feu. Quand le vent souffle et que la nuit semble infinie.

071. En guise de lecture, Homais propose à Emma son Voltaire, du Walter Scott ou le Fanal de Rouen dont il est le localier. Lui-même, membre de la société agronomique de Rouen, section agricole, classe de pomologie, a produit un fort fascicule de 72 pages sur le cidre.  

074. Un jour, à cette même fenêtre, elle aperçoit l’hiver.

077. Emma voudrait être délivrée, pour savoir ce que c’est d’être mère. Elle veut un fils qui la vengera de son sexe. Du manque de liberté de son sexe. Emma accouche d’une fille. La petite Berthe portera un prénom entendu dans la bouche d’une marquise.

080. Elle prend l’enfant dans ses bras. Qui régurgite. La nourrice la lui reprend. Emma, elle, prend le bras de Léon et note qu’il porte les ongles plus longs que les Yonvillais. ça va bien en ce moment ? lui aurait dit une amie qu’elle n’a pas. Emma se confie à sa bonne.

083. Devant une publicité pour une pommade qui montre, sous l’œil d’un chérubin, Pâris enlever Hélène, Emma s’émeut aux larmes. De retour de promenade, elle s’irrite que Charles ne soit pas habillé à la mode puisqu’un beau col de redingote exprime la grandeur d’âme. 

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