Le projet Bowary (II Arno Bertina)

En 2021, dix autrices et auteurs réduisent Madame Bovary en 280 tweets,
à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Flaubert.

Le projet est porté par l’association Baraques Walden,
en partenariat avec le festival Terres de Paroles et le Département 76.

Le projet Bowary est labellisé Flaubert 21, bicentenaire de la naissance de l’auteur de Madame Bovary.


Quatre autrices et six auteurs, une bande à l’assaut de Madame Bovary, c’est le projet #BOWARY.


« Car BOWARY, c’est nous ! »

Les dix auteurs et autrices : Julia Kerninon, Arno Bertina, Emmanuel Renart, Laure Limongi, Fabrice Chillet, Agnès Maupré, Frédéric Ciriez, Maylis de Kerangal, Vincent Message.

C’est au tour d’Arno Bertina.

Arno Bertina

du 26 février au 25 mars | 029 à 056

Photo: Florence Brochoire.

029. L’auteur continue son travail de sape : la littérature est grotesque, et il faut à cette dernière des pimprenelles du type d’Emma pour croire encore aux noces du rêve et de la vie. Une lune de miel au bord des golfes où s’enivrer du parfum des citronniers ? Ahahaha.

030. La désaffection d’Emma pour son mari n’était pourtant pas fatale. Aussi fade soit-il, Charles aurait pu décapsuler sa jeune épouse. C’est du moins ce qu’Emma se dit : une abondance subite se serait détachée de son cœur et Charles l’aurait ramassée comme un fruit mur.

031. Malheureusement Charles est heureux. Pire : il s’estime davantage de posséder une pareille femme. Pourtant sa conversation est plate comme un trottoir (il raconte ses ordonnances du jour au cours du dîner, et satisfait de lui-même il finit – salaud ! – le bœuf miroton.)

032. Emma essaie de battre le briquet sur le cœur de son mari, mais ce nigaud l’embrasse à heures régulières ! Non vraiment sa vie est froide comme un grenier. (Entendez le rire venimeux de l’auteur dans la précision qui suit : « un grenier dont la lucarne serait au nord. »)

033. Emma commence à regretter ce mariage quand son mari reçoit une invitation pour le bal du château de la Vaubyessard. Un peu de lustre, enfin !, un peu de flamme. Des cristaux, des bouquets, et des parfums. Et pour la première fois gouter à une grenade, et à un ananas.

034. Car avant le bal, il y a les pattes des homards qui dépassent des plats, et les cailles qu’on n’a pas encore plumées. Pour Emma ce sont autant de choses luxueuses mais pour Flaubert il s’agit bien de mâles pourvus de pinces coupantes et de femelles qui vont se faire plumer.

035. Emma ne perçoit pas l’avertissement et envoie bouillir son mari qui s’imaginait devoir danser : « On se moquerait de toi. » Plus cassante que d’habitude, madame Bovary fait place nette ; elle doit pouvoir être disponible pour un autre – pour un homard en quelque sorte.

036. Madame Bovary se retient de courir en descendant l’escalier menant au bal. Elle devrait, pourtant, car Flaubert parle de ces dames (garnitures & médaillons) comme il parlait des nourritures empilées pour le dîner, tout à l’heure – mais Emma n’y voit que du feu.

037. Un événement aurait pu la faire dessaouler : l’air du bal est lourd, un domestique monte sur une chaise pour casser des vitres (?!), révélant des faces de paysans en train de regarder le bal. Proust se souviendra de cette scène pour À l’ombre des jeunes filles en fleur. 

038. Emma aussi a de la mémoire, mais c’est une arme tournée contre elle ; ces faces de paysans lui rappellent son milieu d’origine, avivant son envie de s’en éloigner, d’oublier tout. Elle est là, puis autour du bal, il n’y a plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste.

039. À 3h. du matin il est temps de valser. Emma préfèrerait ne pas mais le vicomte insiste, dont le gilet semble moulé sur la poitrine. Ils tournent, leurs jambes se croisent, il baisse ses yeux sur elle, elle lève ses yeux sur lui, ça tourne, elle appuie sa tête sur son torse.

040. J’aimerais te sauver, Charles, mais Flaubert écrit que tu as regardé jouer au whist pendant 5 h. sans en comprendre les règles ! Il ajoute que tu rentres chez toi le lendemain sans voir qu’Emma est bouleversée – le bal a ouvert un trou dans sa vie. Tu es indéfendable !

041. À nouveau prisonnière du quotidien, Emma s’émancipe en imaginant le vicomte à Paris, son élégance – qu’elle confond avec les délicatesses du cœur. Elle dévore les comptes-rendus des spectacles, et rêve de cette ville où les duchesses sont pâles et les actrices nombreuses.

042. « Campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence »… Emma renvoie la gouvernante impertinente et embauche une jeune fille qui doit la désigner en utilisant la troisième personne. Emma regrette le couvent, voudrait voyager, mourir, habiter Paris. 

043. Charles se porte bien, lui. C’est un doux, il est apprécié pour ça. Parce qu’il a peur de tuer il prescrit souvent des potions calmantes plutôt que la chirurgie. Emma pourrait apprécier le fait qu’il devienne un médecin respecté de la profession, mais ce n’est pas le cas. 

044. Emma est amère ; elle s’agace contre un confrère méprisant, elle ajuste sans douceur la cravate de son mari, ses gants. Il croit que c’est pour lui, ça l’attendrit, alors que c’est « par expansion d’égoïsme ». Elle était « exaspérée de honte, elle avait envie de le battre ».

045. Parce qu’elle fait des confidences à son petit chien, une levrette, Emma se dit qu’elle peut tout aussi bien raconter ses lectures à son mari « car enfin c’était quelqu’un ». Mais il s’endort, souvent. Parler aux bûches de la cheminée alors ? Au balancier de la pendule ?

046. Comme tout naufragé, Emma cherche une voile blanche à l’horizon. Chaque jour elle espère un événement, quelque chose, tout plutôt que cet ennui. Et dès juillet elle se met à compter les jours la séparant de septembre et d’une possible invitation au bal de la Vaubyessard. 

047. Le marquis nous invitera-t-il à nouveau ? Emma espère une lettre qui ne vient pas, et elle voit octobre relancer la série des journées sans charme, « innombrables, et n’apportant rien ! ». Si cette situation était le fait d’erreurs commises par elle, ce serait un drame. 

048. Mais Flaubert n’est pas innocent, qui continue sa série des images deux fois désespérantes – vous vous souvenez de ce « grenier dont la lucarne serait au nord. » ? Eh bien lisez : pour Emma « l’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée. »

049. Emma ne lit plus. « J’ai tout lu. » Mallarmé s’en est-il souvenu en écrivant « J’ai lu tous les livres » ? Car la chair est triste dans cette partie du roman où les corps sont empêchés : « Elle serait bien descendue causer avec la bonne, mais une pudeur la retenait. »

050. Madame Bovary est souvent empêchée par cette pudeur qu’on dira sociale. Ainsi elle ne traverse pas la rue pour pousser la porte du cabaret quand elle aperçoit cet homme à la « tête halée, à larges favoris noirs », qui sourit « d’un large sourire doux à dents blanches »

051. Cet homme qui a tout du marin ou du bohémien fait danser le cabaret avec son orgue… et des airs qui sont comme l’écho du monde, arrivent jusqu’à Emma… Sa pensée se balance « de rêve en rêve, de tristesse en tristesse ». Mais rien à faire, elle ne peut traverser la rue.

052. Quand vient le repas, tous les repas, elle souffre plus encore. « Toute l’amertume lui semblait servie sur son assiette, et, à la fumée du bouilli il montait du fond de son âme comme d’autres bouffées d’affadissement. » Le coup de grâce ? « Charles était long à manger. »

053. Alors madame Bovary craque, et devient « capricieuse » : elle commande des plats qu’elle ne touche pas ; elle suffoque mais reste enfermée, elle ne cache plus son mépris « pour rien, ni personne »… Elle n’est « guère tendre » mais peut jeter aux pauvres toute sa monnaie.

054. Emma, « guère tendre » ? Étrange – lectrices et lecteurs seraient plutôt tentés de la dire trop peu armée, à la carapace trop légère… C’est qu’il entre, nous dit le texte, une autre composante dans ce désordre ; « comme la plupart des gens issus de campagnards 

055. « Comme la plupart des gens issus de campagnards », Emma n’est pas « facilement accessible à l’émotion d’autrui » ; ces gens-là « gardent toujours à l’âme quelque chose de la callosité des mains paternelles. » Cette explication pique un petit peu vous ne trouvez pas ? 

056. Accablée par la vie et par Flaubert, le personnage se demande si cette misère est appelée à durer. Au bal de la Vaubyessard, elle a vu « des duchesses à la taille plus lourde », « plus communes », être plus heureuses… Quelle injustice ! Dieu, oui, quelle exécrable injustice !

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