Le Projet Bowary (I, Julia Kerninon)

En 2021, dix autrices et auteurs réduisent Madame Bovary en 280 tweets,
à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Flaubert.


Le projet est porté par l’association Baraques Walden, en partenariat avec le festival Terres de Paroles et le Département 76.

Le projet Bowary est labellisé Flaubert 21, bicentenaire de la naissance de l’auteur de Madame Bovary.

DÉSIRDELIRE a le plaisir de pouvoir relayer chaque mois la série de tweets des auteurs
(publiés quotidiennement sur les réseaux sociaux) : on commence avec Julia Kerninon.


Quatre autrices et six auteurs, une bande à l’assaut de Madame Bovary, c’est le projet #BOWARY.


« Car BOWARY, c’est nous ! »

Les dix auteurs et autrices : Julia Kerninon, Arno Bertina, Emmanuel Renart, Laure Limongi, Fabrice Chillet, Agnès Maupré, Frédéric Ciriez, Maylis de Kerangal, Vincent Message.



Julia Kerninon

(L’ensemble des tweets est à lire ici et sur le site Baraques Walden)
photo: Florence Brochoire.

du 29 janvier au 25 février | 001 à 028

001. Qui parle ? Entrée en scène de celui qui est peut-être le personnage secondaire le plus fascinant de toute la littérature occidentale. Charbovari Charbovari Charbovari Charbovari. Il n’est presque rien. Mais sans lui, pourtant, il ne pourrait pas y avoir de Madame Bovary.

002. Pourtant on oublie qu’il y a en fait non pas une mais trois Madame Bovary. Il faut commencer par le commencement, pour comprendre cette histoire. D’abord, il y a la mère de Charles, la grande amoureuse déçue, la jeune fille innocente mariée à un chirurgien sans scrupules.

003. Le père de Charles est un jouisseur égoïste, un mauvais gestionnaire, mangeant ce qu’il devrait vendre, frottant ses bottes avec du bacon. Il n’est que dépense somptuaire, gâchis, impatience, égoïsme. Son épouse prend sur elle et reporte sa frustration sur son fils.

004. On voit mieux maintenant le petit Charles, aussi poli que déplacé, aussi indifférent qu’humilié, avec son impossible chapeau. Enfant de la campagne, désespérément, nourri aux mûres des chemins, apprenant ses conjugaisons sous un arbre avec le curé, entre deux averses.

005. Plus il grandit et plus il semble perdu. Misérable dans sa chambre d’étudiant en médecine, à pleurer sa liberté, égaré dans la ville, incapable de s’intégrer, regrettant les confitures que sa mère lui donnait à la becquée. On dirait qu’il restera toujours à la porte de tout.

006. Et puis il apprend à sécher les cours. Il apprend à être paresseux. Il décroche complètement. Toute la nuit, il va au cabaret jouer aux dominos – ça semble innocent vu d’ici, mais manifestement pour l’époque c’est plutôt chaud. Il est super content. Il chante et tout.

007. Il fait du punch pour les copains. Un litre de rhum. Un litre de jus d’orange. Un litre de jus de pamplemousse rose. Un litre de jus d’ananas. Cinquante centilitres de sirop de canne. Une cuillère à café de cannelle en poudre. Il remue bien. Il baise. Il échoue à son examen.

008. Et puis, miracle des miracles, il se remet au travail et il est reçu. Et c’est là qu’apparaît la deuxième Madame Bovary, qui est la première épouse de Charles, Héloïse, la veuve. Elle a tous les défauts du monde. Mais elle est très drôle, dans son genre. Elle l’a bien eu.

009. Elle a fait croire à tout le monde qu’elle était très riche, donc Madame Bovary mère s’est battue bec et ongles pour la gagner à la cause de son fils. Charles se retrouve coincé comme un rat entre les deux vieilles dames qui le harcèlent pour qu’il porte de la flanelle.


010. Charles n’aime pas trop dormir avec sa femme, parce qu’elle a les pieds froids et les mains osseuses. Justement, une nuit, on le tire du lit pour aller à la ferme soigner la jambe cassée d’un propriétaire. Il fait la route à cheval, dans les premières heures du jour.

011. Il est seul dans les bruissements de sa campagne, libre par exception, ensommeillé sur sa monture. Il pense à tout ce qu’il a été, il réfléchit à ce qu’est devenue sa vie. Il ne sait pas ce qui l’attend, loin devant, dans l’obscurité qui disparaît petit à petit. Il arrive.

012. Emma paraît. Elle semble presque innocente au départ, gauche dans sa robe de mérinos, se piquant les mains à sa couture, silencieuse sous les reproches qu’on lui fait. Mais devant Charles fasciné, elle suce ses propres doigts pour soulager la douleur, et tout bascule.

013. Avant de repartir, Charles demande à Emma son aide pour retrouver sa cravache, et ainsi ils cherchent ensemble derrière les meubles son nerf de bœuf qu’elle finit par lui tendre en lui jetant un regard par-dessus l’épaule. Symboliquement, on peut difficilement faire mieux.

014. Si : L’érotisme bouleversant des gouttes de pluie qui frappent la moire tendue de l’ombrelle d’Emma debout sur le seuil de sa maison – c’est si intimidant. L’ombrelle est une serre tropicale. Je me demande comment Charles tient bon. Je remarque que Flaubert n’en parle pas.

015. Elle tend la langue comme un oiseau pour boire la liqueur au fond du verre. Là aussi, c’est la tentatrice, la femme absolue, Eve incontrôlable, dangereuse parce que inconsciente de ce qu’elle éveille autour d’elle. C’est la description d’un animal plus que celle d’une femme.

016. Elle a un mauvais père. Sous sa bonne humeur, ses sourires, voilà un homme qui donne sa fille sans un regard en arrière pour économiser une dot, garder pour lui de quoi remplacer l’arbre du pressoir. Disons-le plus simplement encore : voilà un homme qui donne sa fille.

017. Et puis cette demande en mariage qui n’en est pas une, Charles mutique, le père qui répond par l’affirmative à une question jamais posée vraiment, et cette image troublante d’un homme guettant dans la campagne humide le mouvement lointain d’un volet valant pour réponse.

018. Les ellipses sont des vides où résonnent des échos bien souvent plus parlants que la parole elle-même. Le long moment que passe Charles dans le champ, avant que le volet ne bouge, ce long moment qui est celui de la réflexion ennuyée d’Emma, comme il est bouleversant.

019. Il a donc fallu la convaincre, sans doute – le père a peut-être dû vanter les mérites du médecin falot, exagérer ses compétences, imaginer son charme de toutes pièces, tempêter, affirmer qu’elle ne trouverait de toute façon pas mieux ici. Ainsi se fait un mariage. Un livre.

020. Tout le monde pense à la bouffe mais elle, Emma, regrette le dîner aux flambeaux qu’elle n’est pas parvenue à expliquer à son père. Dans le hangar, ses noces sont des noces paysannes, s’étendant sur plusieurs jours. Aloyau, andouille, cochon. Ce n’est pas ce qu’elle voulait.

021. Peut-être aurait-elle préféré vivre à même son gâteau de mariage, avec la balançoire en chocolat, la prairie verdoyante, les roses véritables – tout mais pas cet after qui dérape, avec les hommes qui flirtent, les chevaux qui rotent, les enfants bavant sous les bancs.

022. Grandie dans la paix bucolique, elle veut la tempête, elle aspire à la destruction. Et c’est ainsi qu’elle devient Madame Bovary. La tragédie est enclenchée. Au départ, on dirait simplement une mauvaise idée – mais ce sera bien pire à la fin que tout ce qu’on a pu imaginer.

023. La nuit de noces est un fiasco et nul ne peut l’ignorer. Emma en ressort apparemment inchangée. Ce qu’elle avait imaginé était plus grand, plus beau, plus fort. Plus chaud aussi, sans doute possible. Ce qui était dans sa tête nous ferait tous rougir, encore aujourd’hui.

024. Charles, lui, est bouleversé. Il n’en peut plus de la désirer. Il a réussi le tour de passe-passe, échanger sa vieille épouse contre cette merveille de peau fraîche qu’il ne se lasse pas de toucher comme on vérifie dans sa poche qu’on a toujours ses clés ou ses papiers.

025. La visite de la maison est d’une tristesse absolue. Parce qu’elle ne ressent rien, elle essaie de s’émouvoir devant le bouquet de mariée de la première Madame Bovary, elle imagine sa propre mort, n’importe quoi qui permette d’oublier le curé en plâtre sous les sapinettes.

026. Charles, lui, est fou de joie. Il ne croit pas à sa chance. Il a capturé la merveille. Il ne cesse de se regarder dans ses yeux à elle. Le matin, encore à demi-nue, elle lui parle de sa fenêtre entre deux géraniums. C’est le bonheur absolu. Ça veut dire le monde pour lui.

027. Emma le console de tout ce qui lui a manqué avant dans sa vie, tout ce qui lui a fait croire qu’il était malchanceux. De toutes ses frustrations passées il se repaye sur son épouse de plus en plus mécontente, inconscient absolument de ce qui se trame dans sa tête à elle.

028. Parce que Emma est d’abord une lectrice – et comme toutes les lectrices elle est donc d’abord seule à l’intérieur de sa tête. D’emblée, les livres l’ont emportée, et elle ne voit plus le monde qu’à travers eux, ils sont la distance nécessaire entre la réalité et son espoir.


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